« Pour un musée des colonisations et de l’esclavage ! »
« Pour un musée des colonisations et de l’esclavage ! »
La cause est noble mais la proposition de Louis-Georges Tin (CRAN) et Alain Jakubowicz (Licra) de réduire à l’esclavage l’idée d’un musée n’est pas juste et manque d’ambition, estiment les historiens Pascal Blanchard et Nicolas Bancel
Par Pascal Blanchard et Nicolas Bancel
Dans une tribune récente publiée dans Le Monde du 10 mai 2016 sous le titre « Pour l’ouverture d’un musée de l’esclavage en métropole », plusieurs compagnons de route du CRAN et de la Licra, relayés par d’autres associations amies comme SOS Racisme ou le CRIF demandent au chef de l’État la création d’un musée de l’esclavage en « métropole ».
Nos petits camarades nous volent dans leur tribune quelques idées anciennes. Y compris certaines de nos allégories verbales pour illustrer leurs demandes : « Il y a en France 12 000 musées, douze musées du sabot, mais zéro musée de l’esclavage et de la colonisation, explique dans un communiqué l’association SOS Racisme, associée dans cette demande au… Cran, au Crif et à la Licra. » Ils ont puisé dans l’ouvrage La République coloniale (page 111), publié par nous deux (avec Françoise Vergès) (Hachette littérature, Pluriel) en 2003, cette idée — ironique, on le comprend aisément — qu’il « n’existe pas de musée de la colonisation en France, alors qu’on doit recenser une bonne dizaine de musées de sabot ».
La cause est noble, mais est-ce le juste combat ? Nous pensons que non. Un musée de l’esclavage serait utile, mais un tel projet repousserait encore la perspective qu’un musée des colonisations, qui engloberait l’esclavage, voit le jour. Pourquoi ? Parce que l’histoire de l’esclavage et l’histoire de la colonisation forment un tout, que séparer l’esclavage de la colonisation c’est séparer deux histoires qui n’en font qu’une.
Le point aveugle et la méconnaissance du grand public sur l’esclavage ont été en partie comblés, d’une part par les efforts consacrés à ce fait historique dans les manuels scolaires, d’autre part parce que plusieurs lieux traitent aujourd’hui de l’esclavage : le Mémorial ACTe en Guadeloupe, le travail réalisé à Nantes par les Anneaux de la mémoire qui a conduit au mémorial inauguré en 2012. Est-ce suffisant ? Non. Mais nous pensons que nous devons aujourd’hui voir plus loin, élaborer un projet plus ambitieux, à même de lier esclavage, colonisation et perspectives contemporaines.
Ce projet aurait non seulement une cohérence historique, mais aurait le mérite d’abattre un autre point aveugle, aussi encombrant et pourtant indispensable à comprendre et assumer : l’histoire coloniale. Sans cet effort, comme nous l’expliquons dans notre dernier ouvrage Vers la guerre des identités ? (La Découverte) de nombreux aspects de la crise majeure que nous traversons continueront à nous échapper.
Depuis maintenant une quinzaine d’années, nous réclamons un musée sur les colonisations en France. Dans Libération le 8 mai 2015, nous appelions à un « Manifeste pour un musée des histoires coloniales » (avec Jean-Christophe Attias, Françoise Vergès, Marc Cheb Sun, Esther Benbassa, Pascale Boistard, Ahmed Boubeker, Patrick Chamoiseau, Alexis Corbière, Catherine Coquery-Vidrovitch, Didier Daeninckx, Driss el-Yazami, Benoît Falaize, Éric Fassin, Olivier Ferrand, Bariza Khiari, Jacques Martial, Fadila Mehal, Achille Mbembe, Olivier Poivre d’Arvor, Claudy Siar, Benjamin Stora, Yazid Sabeg, Christiane Taubira…). Et nous imaginions un « lieu unique dans l’univers muséal européen. Un lieu qui saura s’imposer parmi les grands musées comme une référence, tant au niveau de sa programmation que de sa fréquentation. Un lieu en réseau avec les musées régionaux, les grands musées nationaux et les musées sur des thématiques similaires dans le monde. Un lieu de pédagogie pour les scolaires, de découvertes pour les touristes, de rencontres pour tous les Français, d’expressions pour les artistes, d’échanges pour des mémoires qui, hier encore, ne se parlaient pas. Le musée du XXIe siècle qui sera le grand projet culturel, à n’en pas douter, des prochaines années, du prochain quinquennat ». Sur le quinquennat, nous en sommes pour nos frais…
Cette histoire est un tout
Nous posions déjà cette problématique dans le Huffington Post au mois de mars précédent : « La société française est aujourd’hui traversée par des processus de transformations protéiformes : postcolonial, postindustriel, flux d’immigration, échanges culturels, ouverture à l’Europe, altération des frontières… Comment vouloir figer pour l’éternité ce qui a servi jusqu’alors à construire l’État-nation ? Dans la société métissée qui est la nôtre, et tout en récusant toute forme de communautarisme, cela s’apparente à un pur déni de réalité, déni qui a toutes les apparences d’une fuite en avant, lourde de graves périls. Pour comprendre les complexités de cette histoire qui fait que la France a un « destin » dans le Sahel, plus que tout autre nation européenne, il faut commencer à raconter cette histoire. Qui passe par l’histoire coloniale, qui raconte l’histoire de l’immigration, pour au final parler de la façon dont notre nation s’est constituée. »
Profitons de la dynamique créée autour de cet appel pour un musée de l’esclavage en France pour demander davantage : un musée de l’esclavage et des colonisations. C’est là l’occasion unique de bâtir un projet à la fois transnational, par ses attaches scientifiques et institutionnelles, et comparatif, autour de l’esclavage et la colonisation. Un musée qui devra évoquer ainsi toutes les colonisations, celle d’avant les abolitions et celle d’après les abolitions, en intégrant la colonisation et les indépendances mais aussi les territoires ultramarins actuels et les migrations postcoloniales. Faisons de ce futur lieu un espace où comprendre l’histoire mondialisée et connectée de la France, faisons de ce lieu un espace où comprendre les racines de notre diversité, de notre ouverture au monde, dans les terribles spasmes historiques qui ont marqué l’esclavage et les colonisations.
Aurons-nous le courage, après plus de trente ans de dénis et de projets avortés, d’affronter enfin ces périodes ? Nos gouvernants auront-ils ce courage ?
A propos des signataires de l’appel pour un musée de l’esclavage, Laurent Joffrin a raison d’écrire dans son édito de Libération que « Loin de défendre seulement leurs communautés, ces associations se sont alliées pour illustrer les principes communs par une œuvre de mémoire », mais elles ne font que la moitié du chemin et cette erreur stratégique ne donne qu’une demi-réponse, laissant accroire que ce passé ne concernerait que les « populations noires », alors qu’il concerne toute la nation, y compris les pieds-noirs, les harkis, les enfants de l’immigration coloniale et postcoloniale, les Ultramarins de Polynésie ou de Nouvelle-Calédonie, les anciens appelés d’Algérie ou d’Indochine, les descendants de ceux qui connurent le travail forcé ou les zoos humains et, finalement, tous les Français. La colonisation fut un tout, elle ne doit pas se retrouver découpée en parcelles mémorielles. Elle est parcourue de combats, de drames, de phases esclavagistes et de temps abolitionnistes, elle traverse les guerres, elle fut aussi un temps d’immigration et de culture, de littérature et de passion. Elle est un pan majeur de notre histoire et, n’en déplaise à Éric Zemmour ou Nadine Morano, cette histoire fait la France pluriculturelle de 2016.
Un musée global des colonisations
Il faut un musée global des colonisations qui traite du rapport de la France au monde sur cinq siècles, des enjeux actuels de diversités, des questions identitaires, intercommunautaires, du racisme et de la manière dont le passé colonial doit être assumé dans le présent. C’est la meilleure des « réparations », c’est la meilleure des idées. Faire de l’histoire pour éviter le fractionnement des mémoires, diffuser du savoir, innover grâce à un solide adossement à la recherche scientifique internationale et par la mobilisation des formes d’expression artistiques les plus contemporaines. C’est la meilleure manière de comprendre ce que fut le temps des traites et de l’esclavage, en parfaite cohérence avec le Mémorial ACTe, en parfaite complémentarité de ce qui est fait à Nantes, à la Rochelle et à Bordeaux.
Mes amis, nous pensons votre cause juste, mais que votre stratégie est à courte vue. Nous ne pouvons « faire » un musée au rabais en quelques mois « pour ouvrir avant la fin 2017 ». Si c’est dans cette perspective, la cause est entendue, et le projet est mort-né. Le Louvre, Orsay, Beaubourg ou le quai Branly n’ont pas été imaginés et construits et quelques mois. Un musée est un acte fort, pensé et structuré dans la durée. C’est un lieu qui fédère les savoirs, les mémoires, les patrimoines, les silences et les douleurs aussi. Mais qui fédère, sans tronçonner les histoires.
Alors, bien entendu, nous ne serons « contre rien », mais nous sommes pour une plus grande ambition, un projet plus grand. Certes l’idée de faire ce musée de l’esclavage (et aussi des abolitions) sur la place du général Catroux, dans le XVIIe arrondissement de Paris, au sein de l’hôtel Gaillard, est un premier pas. Mais cinq siècles d’histoire réclament plus qu’un premier pas et un lieu symbolique. L’hôtel de la Marine, au cœur de la capitale, fut au carrefour des histoires coloniales, de celle de l’esclavage et des abolitions. Et tant qu’à faire un musée, battons-nous pour qu’il soit au cœur des lieux de visite, au cœur symbolique de la nation.
Ayons, oui, l’ambition que l’Amérique connaît aujourd’hui avec le National Museum of African American History and Culture en faisant entrer l’histoire des Noirs et des esclaves dans le récit de l’Amérique… et dont le projet, qui a débuté en 2003, sera inauguré par Barack Obama avant la fin de son second mandat. Les concepteurs de ce musée veulent en faire un lieu majeur à Washington, avec plus de trois millions de visiteurs par an, juste derrière le Musée de l’Espace.
Nous devons avoir la même ambition, le même rêve, la même volonté et nous devons voir grand. Nous le devons aux générations qui arrivent pour leur donner les clés du savoir, et nous le devons pour affronter les brisures du passé. Nous le devons, tout simplement, parce que cette histoire a commencé en 1524 sur les rives du Saint-Laurent et qu’elle nous hante (encore) cinq siècles plus tard. Nous pouvons le faire, car c’est le rôle de notre génération que d’avoir cette ambition. Celle de bâtir un grand musée des colonisations. Un grand musée français, un grand musée européen aussi, un musée pour les pays qui, sur les cinq continents, sont liés à cette histoire. Un musée monde. Ayons cette ambition.