L’ex-trader Jérôme Kerviel (à droite) avec ses avocats, à la cour de Versailles, le 15 juin. | DOMINIQUE FAGET / AFP

Enfin, la raison dans une affaire qui, depuis huit ans, déchaîne passions et fantasmes. Ce moment est arrivé, vendredi 17 juin, avec le réquisitoire prononcé par l’avocat général, Jean-Marie d’Huy, au procès sur le volet civil de l’affaire Kerviel.

En une petite heure, l’avocat général a rétabli chacun dans ses responsabilités. A Jérôme Kerviel, la faute pénale, telle que deux juridictions successives l’ont reconnue : l’ancien trader est définitivement coupable d’abus de confiance, faux et usage de faux et introduction frauduleuse de données informatiques, qui lui ont valu une condamnation à cinq ans d’emprisonnement dont deux avec sursis. A la Société générale, la faute civile : par ses « manquements » répétés et ses défaillances de contrôles, elle a « indéniablement rendu possible ou facilité la réalisation de la fraude et son développement » et entraîné les lourdes conséquences financières de cette fraude.

En conséquence, pour l’avocat général, « la faute de la Société générale doit être considérée comme suffisante » pour qu’elle soit reconnue responsable de l’entier préjudice, soit 4,9 milliards d’euros. « Votre décision pourrait être un message fort donné aux établissements bancaires pour éviter qu’à l’avenir de tels faits puissent se reproduire », a-t-il lancé à la cour.

« Les banques ne sont pas des entreprises comme les autres. Elles représentent l’un des instruments les plus importants de l’Etat pour la mise en œuvre des politiques économiques et monétaires. En conséquence, leurs décisions, leurs prises de risque doivent être en permanence appréciées, contrôlées et maîtrisées. Les crises financières, ravageuses pour l’économie, l’emploi, la société, ont souvent révélé des défaillances dans les procédures d’évaluation et de contrôle », a souligné l’avocat général.

« Une faute grave »

Dans le cas de la Société générale, « établissement bancaire de premier rang », a poursuivi l’avocat général, ces défaillances « ne sont pas de simples négligences mais bien une faute grave. Des négligences qui durent, deviennent intentionnelles et leur conjonction traduit un mode de fonctionnement bien lointain des préoccupations de sécurité et de prudence. Il s’est installé une forme non pas de consentement, mais de tolérance. Fermer les yeux et laisser faire, tant que tout se passe bien et que chacun y trouve un intérêt ».

Ainsi, pour Jean-Marie d’Huy, « la Société générale a laissé, en toute connaissance des imperfections et des failles de son organisation et de son système de contrôle interne, le champ libre aux velléités délictuelles de Jérôme Kerviel. Cela ne signifie pas que la Société générale puisse être considérée comme auteur ou complice des infractions commises par Jérôme Kerviel, mais cela signifie que les fautes de la première ont rendu possible celles du second et en ont aggravé les conséquences ».

Pour dresser la liste de ces fautes, l’avocat général s’est appuyé sur deux rapports qui datent de 2008, celui de la mission Green, de l’inspection générale de la Société générale, et celui de la Commission bancaire : défaillances dans la supervision du trader ; encadrement lacunaire ; manque de réactivité aux signaux d’alerte ; procédures de contrôle inadaptées à la forte et rapide croissance de l’activité du desk qui employait le trader et « [ayant] permis que les manœuvres d’occultation ne soient pas détectées ».

« C’est en quelque sorte la faute de Jérôme Kerviel qui révèle celle de la Société générale, qui préexistait, était latente, invisible et permanente. La faute de Kerviel a été révélatrice de la faute de la banque et la faute de la banque a permis que se réalise la faute de Kerviel », a observé Jean-Marie d’Huy.

Une lecture équilibrée de l’affaire

Ce nouveau regard porté sur l’affaire Kerviel a été rendu possible par le retournement de jurisprudence de la Cour de cassation, intervenu en 2013. Appliquant en matière d’atteinte aux biens, la jurisprudence applicable en matière d’atteinte aux personnes, le juge doit désormais évaluer le préjudice en tenant compte non seulement de la faute commise par l’auteur du délit mais aussi de celles qui peuvent être reprochées à sa victime.

Avec ce réquisitoire qui remet chacun à sa place, l’avocat général donne une lecture équilibrée de l’affaire Kerviel, qui semblait s’être définitivement perdue au fil des procédures successives : il écarte le brouillard médiatique savamment entretenu par l’ancien trader, qui se présente comme un innocent – un « couillon », comme le disait la veille l’un des témoins cités par la défense –, manipulé à son insu par la banque.

Il ne retient aucun des éléments développés par Jérôme Kerviel et son avocat, David Koubbi, sur l’hypothèse d’un « desk fantôme », une sorte de main invisible qui aurait instrumentalisé le trader pour dissimuler des pertes liées aux subprimes. Mais il place aussi et enfin la banque face à ses propres responsabilités. Il y a un coupable, Jérôme Kerviel, et un responsable, la Société générale. Si elle est partagée par la cour d’appel de Versailles, cette lecture pourrait enfin contribuer à apaiser une affaire qui n’a que trop duré. La cour a mis son délibéré au 23 septembre.