Ange Ansour, traductrice puis professeure des écoles, est aujourd’hui responsable du programme Les Savanturiers, au Centre de Recherches Interdisciplinaires (CRI)

Vous êtes partie prenante d’un colloque le 28 mai avec les Cahiers pédagogiques sur « Les neurosciences à l’école » et vous lancez à cette occasion un MOOC (massive open online course) sur ce thème. D’où vient cet intérêt?

Ancienne « instit », je suis, depuis 2013, détachée au CRI où je pilote les Savanturiers – Ecole de la Recherche. Ce dispositif développe trois axes d’action : projets d’éducation par la recherche à l’école élémentaire, au collège et au lycée, la formation des enseignants et la recherche. Depuis deux ans, nous proposons aux élèves et aux enseignants de mener des projets sur les neurosciences. Il ne s’agit pas d’appliquer en classe des principes ou des scénarios pédagogiques qui en seraient issus, mais découvrir ces sciences sous leurs différents aspects, s’initier à leurs méthodes. Les approches sont très variées: elles peuvent porter sur la physiologie du fonctionnement cérébral mais aussi plus largement sur les outils de la psychologie expérimentale et des sciences cognitives. Les neurosciences exercent aujourd’hui un immense attrait sur la communauté enseignante, au risque que certains puissent les voir comme détentrices de vérités sur les pratiques de classe. Plutôt que de céder aux arguments d’autorité, en pour ou en contre, nous convions les enseignants à découvrir rationnellement de quoi il s’agit : comment sont construites ces connaissances, quels en sont les notions fondamentales, les outils et les méthodes.

En quoi votre démarche d’éducation par la recherche se distingue-telle du programme « La main à la pâte » conduit en milieu scolaire depuis une vingtaine d’années par des membres de l’Académie des sciences ?

Les Savanturiers s’inscrivent dans le droit fil de cette action qui a été salutaire pour sauver les sciences à l’école élémentaire et y consolider la démarche expérimentale. La main à la pâte effectue un considérable travail de didactique des sciences et propose aux enseignants des séances clés en main, des formations à la démarche expérimentale, une mise à jour de leurs connaissances scientifiques... Toutefois, la mise en œuvre d’un projet Savanturiers dans la classe va au-delà de la seule démarche d’investigation scientifique. L’un des objectifs prioritaires de l’éducation par la recherche est l’initiation des enseignants et des élèves aux enjeux, méthodes et notions de la recherche scientifique, en sciences exactes et humaines. La scénarisation pédagogique, la conduite de projet en classe et l’introduction des supports et instruments numériques sont mis en avant pour construire des apprentissages efficients, collaboratifs et productifs.

Et pourquoi mettre l’accent sur les neurosciences ?

Nous avons fait ce choix en raison de leur montée en puissance dans le monde éducatif. Un enseignant ne peut se permettre d’obéir aveuglément à des « prescriptions » issues de « travaux de laboratoire ». Nous autres enseignants devons être outillés pour comprendre, argumenter et opérer des choix éclairés. Pour développer l’esprit critique de l’ensemble de la profession, comprenons d’où parlent les neuroscientifiques, comment sont produits les résultats et quelle est leur validité dans leur champ avant d’opérer un hasardeux transfert en classe.

Certains enseignants voient dans les neurosciences, ou en espèrent, une source de choix rationnels dans leurs pratiques professionnelles, voire dans la conception même de l’enseignement. Mais d’autres sont plutôt inquiets à la perspective d’une « neuroéducation » qui prétendrait tout régenter...

Nous essayons justement de ne pas nous situer par rapport à une polémique et d’en rester aux fondamentaux d’une approche scientifique. En amont des controverses actuelles sur les neurosciences, se sont développées celles qui portent plus largement sur l’evidence based research. Cette recherche fondée sur la preuve, en s’inspirant de la médecine, préconise des protocoles expérimentaux pour apporter la scientificité qui manquerait – j’utilise le conditionnel –aux sciences humaines et sociales. Des réserves s’expriment à ce sujet, notamment en ce qui concerne la valeur de la preuve et la possibilité de transposer des conclusions de laboratoire à une réalité aussi complexe qu’une situation de classe. Les neurosciences ont accompli d’immenses progrès dans l’explication et la description du fonctionnement cérébral. Toutefois, il n’existe pas de passage direct entre la description de ces phénomènes et la prescription faite aux enseignants de ce qu’ils devraient faire dans leur classe.

Ce qui a longtemps été présenté comme scientifique – l’opposition entre cerveau droit et cerveau gauche, l’utilisation présumée de seulement 10 % du potentiel cérébral, etc. - est aujourd’hui remis en cause et considéré comme des « neuromythes ». Comment faire confiance, face à des données aussi changeantes ?

En fait, ces neuromythes n’ont jamais été scientifiquement validés. Il importe de distinguer entre les articles scientifiques et la « littérature grise », toujours aussi foisonnante. On peut se préserver des mythes par une éthique de la vulgarisation qui doit être en partie endossée par la communauté scientifique elle-même, en collaboration avec les journalistes scientifiques, les musées et les acteurs associatifs .

Les neurosciences nous présentent souvent comme des nouveautés scientifiques des lieux communs immémoriaux comme la nécessité de se concentrer pour apprendre, de répéter pour mémoriser, d’associer des apprentissages à des perceptions sensorielles, des rituels ou des émotions… Alors, « tout ça pour ça » ?

C’est aussi une façon de sortir des polémiques stériles en fondant scientifiquement les intuitions de nombreux praticiens. Les acquis de l’expérience, les gestes professionnels éprouvés, qu’ils soient contestés ou fassent l’objet d’un consensus, relèvent des savoirs empiriques qui se juxtaposent. Les sciences valident des savoirs qui deviennent des acquis à partir desquels on peut construire et aller encore plus loin. A titre d’exemple, les travaux sur la plasticité neuronale et les périodes critiques pourraient convaincre les pouvoirs publics d’introduire de manière précoce l’apprentissage oral des langues étrangères dès le plus jeune âge. Mais la « compétition » qui règne sur le temps de l’enfant, disputé entre différents apprentissages ou activités, de même que les arbitrages budgétaires, ne plaident pas toujours en ce sens. Heureusement, les travaux en didactique des langues montrent le renforcement positif du « bain linguistique », a minima dans le cadre de l’école, ce qui illustre l’impact de l’environnement sur le cerveau même après la puberté. La science progresse et tout porte à croire que, dans l’univers pluridisciplinaire des sciences de l’éducation, les neurosciences deviendront une discipline contributrice supplémentaire au même titre que l’histoire, la sociologie ou la didactique.