Cannes 2016 : « Ma’Rosa », une course aux billets dans la nuit de Manille
Cannes 2016 : « Ma’Rosa », une course aux billets dans la nuit de Manille
Par Mathieu Macheret
Pour son retour dans la compétition cannoise, le Philippin Brillante Mendoza laisse une impression mitigée.
Jaclyn Jose dans le film philippin de Brillante Mendoza, « Ma’Rosa ». | PYRAMIDE DISTRIBUTION
C’est un petit bout de femme enrobée, avec de la lucidité dans le regard et de la stature, qui file droit dans le dédale humide de Manille. La voilà au supermarché, réclamant sa petite monnaie, puis glissant un sou à chacun de ses quatre enfants, négociant âprement avec les commerçants, achetant ceci en dessous de son prix, promettant de payer cela plus tard. L’argent ne cesse d’aller et venir entre ses mains, sans jamais s’y arrêter. Crédits et débits la lient à tous ses voisins, dans le quartier populaire où elle tient une épicerie – disons plutôt un « boui-boui ». Elle y vend toutes sortes de sucreries : en vitrine, celles, acidulées, dont raffolent les enfants, mais aussi celles, moins licites, qu’on s’échange entre adultes sous le manteau.
Elle, c’est Rosa Reyes, dite « Ma’Rosa » (Maman Rosa). Ce que Brillante Mendoza, cinéaste chevronné, raconte à travers son parcours, c’est précisément ce moment où l’argent ne circule plus, mais doit s’extirper, s’extorquer, s’arracher. Pour cela, le film s’attache peu de temps, deux ou trois jours, à l’existence de son héroïne, le soir où une escouade de policiers débarque dans sa boutique, l’arrête avec son mari pour possession de stupéfiants, et conditionne leur libération au versement d’une somme indue de 200 000 pesos.
Alors, la course aux billets reprend de plus belle, endossée cette fois par tous les membres de la famille, et avec elle la spirale de l’humiliation, de la compromission, de la violence exercée ou subie. Ma’Rosa est un film qui a l’obsession des chiffres, qui n’arrête pas de compter, son cours dépendant directement des sommes qui s’y rassemblent, comme des dettes qui s’y contractent.
Ce quatorzième long-métrage en onze ans de carrière marque le retour de Brillante Mendoza en compétition, sept ans après l’éprouvant Kinatay (2009). Sa méthode, elle, n’a pas changé : il s’agit toujours d’arracher la fiction à une réalité brute, de filmer celle-ci selon les armes du documentaire. La caméra, portée à bout de bras, emboîte le pas de ses personnages, les poursuit, toujours en retard sur eux, comme si ses mouvements répondaient moins à un scénario qu’à l’impulsion naturelle des acteurs. Avec ses longues prises, montées dans la continuité, Mendoza restitue l’impression du direct, d’un pur présent qui se raconte tout seul, sans intervention. Le cadre tremble, se repositionne à vue (rendant sensible la présence physique de l’opérateur), et la texture épaisse de l’image vidéo fait baver les contours de l’image. La « saleté » du rendu, ses nombreuses aspérités, accentuent ainsi l’effet de réel.
Mélodrame social rebattu
Comme souvent avec Brillante Mendoza, cette esthétique laisse une impression mitigée. D’un côté, elle produit de belles choses, comme de faire rentrer dans l’image les rues de Manille, leur grouillement, leur touffeur, non pas comme un décor, mais comme une matière vivante. De même, en captant les lumières rêches des éclairages publics, le film restitue quelque chose de la vie nocturne – chose assez rare, sinon artificielle, au cinéma. En elle, c’est une sorte de fièvre, de jaunisse, de corrosion généralisée qui se manifeste, comme un pendant à la corruption que les personnages rencontrent chez les forces de l’ordre.
Difficile d’ignorer, cependant, que ce filmage au poing se pense bien souvent comme un coup de force, une forme de chantage au réel. Car sous son habillage brut, Ma’Rosa ne cache, en dernier recours, rien d’autre qu’un mélodrame social rebattu, avec sa mère courage, son père éteint, ses enfants brisés, ses engrenages fatals et ses filles perdues. Il serait temps que Mendoza s’essaye à autre chose, avant de s’empêtrer dans une recette qui commence à sentir le réchauffé.
MA' ROSA - Extraits du Film (Cannes 2016)
Durée : 03:20
Film philippin de Brillante Mendoza avec Jaclyn Jose, Andi Eigenmann, Julio Diaz, Mark Anthony Fernandez (1 h 50). Sur le Web : distrib.pyramidefilms.com/content/marosa