Suha Mohamed Ali a été condamnée par la justice égyptienne pour « incitation à la débauche » à cause d’un clip où elle se trémousse de manière suggestive. | MAZZIKA

Travaillées en profondeur par les théologies ultraconservatrices d’obédience musulmane ou pentecôtiste, les autorités africaines se parent souvent d’un voile pudibond de mauvais coton dès qu’il s’agit de trancher dans les « affaires » de mœurs. Ces derniers temps, les censeurs ont sorti un impressionnant arsenal pour châtier des chanteuses, des danseuses ainsi que leurs producteurs jugés menaçants pour l’ordre public et les valeurs culturelles. Du Caire à Dodoma en passant par Kampala, il n’est plus question de tolérer déhanchés suggestifs, jupes trop courtes et autres chemisiers au décolleté plongeant. Exit les clips provocants qui pourraient donner des ailes aux Rihanna et aux Beyoncé de Bobo-Dioulasso, de Mombasa ou d’Harare.

En son temps, sous prétexte de lutter contre la pandémie du sida, le gouvernement de George W. Bush, par l’intermédiaire d’officines payées par Washington, avait choisi d’encourager l’abstinence et la fidélité dans le but de reléguer au dernier rang la distribution des préservatifs, le tout sous les applaudissements des pasteurs charismatiques attirés par l’appât du gain. En soumettant sa contribution financière dans la lutte contre le VIH à des normes morales, l’administration américaine entendait imprimer sur le paysage social africain son puritanisme et sa haine du corps.

Préserver les valeurs morales

A l’évidence, la manière de bouger des Kinois n’a rien à voir avec la raideur, si prisée par les tenants de l’ordre moral en vigueur dans la « Bible Belt », du Texas à la Caroline du Sud. D’autant que ce qui relève du bon goût à Kinshasa et à Soweto peut s’avérer inacceptable à Boston ou à Djedda. Ce qui n’empêche pas l’intérêt tout particulier que les puritains musulmans et chrétiens portent aux mœurs africaines.

L’Egypte du maréchal Abdel Fattah Al-Sissi est prodigue en procès intentés contre des artistes, des journalistes et des blogueurs, tous rétifs au nouvel ordre moral impulsé pour montrer que le maréchal n’a rien à envier au président déchu Mohammed Morsi. En avril 2015, la danseuse orientale Safinaz fut condamnée à six mois de prison et à une amende de plus de 1 800 euros pour s’être présentée sur scène dans une tenue aux couleurs du drapeau national.

La danseuse orientale Safinaz condamnée à six mois de prison ferme et 1 800 euros d’amende pour s’être produite sur scène aux couleurs rouge blanc noir du drapeau égyptien. | CTV NEWS

En septembre 2015, les juges égyptiens qui ont instruit le procès de deux danseuses, Souha Mohamed Ali et Badis, n’ont pas eu à trop forcer leur talent pour œuvrer au « maintien des valeurs et des traditions égyptiennes ». « Incitation à la débauche », voici le crime attribué au duo coupable de maintes « obscénités » dans la vidéo « Al-Kamoun » qui dure moins de quatre minutes.

El Kamoun - Shakira الكمون - شاكيرا
Durée : 03:49

L’accoutrement d’écolière, l’accessoire du pilon à épices – le titre de la chanson est la traduction du cumin en arabe – et les mouvements lascifs de Souha Mohamed Ali, la Shakira égyptienne, sont à l’évidence parodiques. Que l’artiste brandisse un piment rouge, qu’elle jette des œillades attendries au public pour nous signifier que tout cela est un jeu, ne change rien à l’affaire. La censure n’en a cure. L’ordre rigoriste doit régner. Et les fauteurs de troubles – danseurs, artistes, prostitués, citoyens gays ou trans… – n’ont qu’à se taire ou s’exiler car les autorités ne céderont pas d’un pouce face à la « perversion ». Dire qu’il fut un temps où l’Egypte était considérée comme la Hollywood arabo-musulmane !

C’est aussi pour préserver les valeurs morales que le gouvernement tanzanien a décidé, selon le porte-parole du ministère de l’information et de la culture Zawadi Msala, d’interdire il y a deux semaines la vidéo « Chura Dance » de l’artiste Snura.

Snura - Chura Dance | Women Twerking (Official Video)
Durée : 04:41

Et le porte-parole d’ajouter que l’interdiction sera levée si et seulement si Snura renie cette œuvre et se conforme aux directives du Conseil national des arts. Portée par les medias sociaux et le bouche-à-oreille, le clip a fait le tour de la planète, rendant inefficace la mesure gouvernementale.

Ajoutons qu’aux Etats-Unis, le twerk – une danse très sensuelle mimant parfois l’acte sexuel – fait cycliquement couler beaucoup d’encre. Normal pour un pays puritain qui pique du fard devant les piètres frétillements de popotin de Miley Cyrus. Sur le continent, cette danse d’inspiration africaine n’a de secret pour personne. De Dakar à Dar es-Salaam, les adeptes du soukous et de la mapouka tourniquent des hanches tout au long de la nuit. Au Sénégal, c’est la danse du ventilateur, à la Nouvelle-Orléans le bouncing, ancêtre du twerk. Partout, c’est le corps qui reprend les rênes et suscite les foudres de ses détracteurs.

Abdourahman A. Waberi est né en 1965 dans l’actuelle République de Djibouti Il vit entre Paris et les Etats-Unis, où il a enseigné les littératures francophones aux Claremont Colleges (Californie). Il est aujourd’hui professeur à George-Washington University. Auteur, entre autres, d’Aux Etats-Unis d’Afrique (J.-C. Lattès, 2006), il a publié en 2015 La Divine Chanson (éd. Zulma).