Le jour où la fac de Vincennes s’est tue
Le jour où la fac de Vincennes s’est tue
Par Jean Birnbaum
Témoignages et archives à l’appui, le documentaire de Virginie Linhart ravive la mémoire d’une formidable aventure pédagogique (mercredi 1er juin à 23 h 15 sur Arte).
L’affiche du documentaire de Virginie Linhart « Vincennes, l’université perdue ». | ARTE/AGAT FILMS & CIE
Témoignages et archives à l’appui, le documentaire de Virginie Linhart ravive la mémoire d’une formidable aventure pédagogique.
En 2008, Virginie Linhart publiait Le jour où mon père s’est tu (Seuil). Elle y évoquait Robert Linhart, figure fondatrice du maoïsme à la française, qui sombra dans le mutisme au lendemain de Mai 68. A travers le silence de ce père, elle explorait les failles d’une génération qui a connu de brûlants enthousiasmes collectifs, mais aussi plus d’un naufrage intime.
Le documentaire qu’elle signe aujourd’hui, Vincennes, l’université perdue, s’inscrit dans ce sillage. On y retrouve un même va-et-vient entre destin personnel et aventure politique. Une même façon d’explorer le silence qui, soudain, recouvre la plus fracassante des espérances. Cette histoire est encore celle d’une transmission rompue, et, de nouveau, c’est Robert Linhart qui fait le lien. A l’invitation du philosophe François Châtelet, il enseigna dans cette université hors du commun, et la toute jeune Virginie a appris à aimer ce lieu, notamment le marché aux puces, qui se situait à l’entrée, et que chacun appelait « le souk ».
Gilles Deleuze - Extrait Cours Université Vincennes 1975
Durée : 07:02
Comme à son habitude, elle part de ses souvenirs pour élargir le champ et donner la parole à des témoins. Tous s’expriment depuis la clairière qui a remplacé Vincennes, une université née de l’effervescence de Mai 68, et qui se rêvait profondément ouverte. Ouverte à des méthodes plus inventives et à de nouvelles disciplines (psychanalyse, musicologie, informatique…), mais aussi ouverte à tous, y compris à ceux qui n’avaient pas le bac. « Je suis venue m’inscrire avec l’encouragement de mon copain et je tremblais de peur », témoigne ainsi Françoise Schrévère, qui était devenue sténo à 17 ans. « Quand j’étais petite, l’école, c’était la prison, je m’étais sauvée, confie, quant à elle, Yveline Moreau. Vincennes, c’était pas une classe, c’était une discussion, comme les Grecs, quoi ! C’est un endroit qui a rendu les gens intelligents ! »
Foucault, Lyotard, de Certeau…
Comme les autres étudiants de Vincennes, ces jeunes travailleuses se sont retrouvées à traverser le bois pour aller tutoyer des professeurs qui s’appelaient Deleuze, Foucault, Lyotard ou de Certeau. « A Vincennes, on avait de vrais maîtres, plus des mandarins. Ils élaboraient leur pensée en enseignant », se souvient l’historienne de la psychanalyse Elisabeth Roudinesco. Ici, les images d’archives sont exaltantes. On voit Deleuze, clope à la main, au beau milieu de ses élèves. Ou Foucault, avec son col roulé, un brin exaspéré par ces étudiants qui défient sans cesse leur professeur…
Le professeur de philosophie Gilles Deleuze à l'Université Paris 8 de Vincennes, en 1975. | ARTE
Il faut dire que le « souk » allait parfois un peu loin. Bien qu’en empathie avec son sujet, Linhart rappelle que, trois mois après l’ouverture de Vincennes, une délégation du Parti communiste avait été choquée par l’état d’un lieu recouvert de slogans politiques et largement livré à la fantaisie de gauchistes chevelus. Malgré l’agitation et les « zozos », pourtant, « le savoir passait dans toutes les salles, affirme le psychanalyste Gérard Miller. Vous entriez, personne ne vous demandait rien, et pendant deux heures, vous écoutiez quelque chose qui sans doute allait vous marquer pour toute votre vie ».
D’où le traumatisme qu’a représenté non seulement le transfert de la fac à Saint-Denis (Paris-VIII), mais aussi la destruction brutale de ce campus, en 1980. Là encore, incroyables images de pelleteuses s’acharnant sur les bâtiments. « L’essentiel était que le symbole disparaisse », note le philosophe Jacques Rancière. « Ce vide n’est pas un vide », lance sa collègue Hélène Cixous, comme si la disparition de Vincennes laissait intact l’espoir d’une autre transmission.
Vincennes, l’université perdue, de Virginie Linhart (Fr., 2016, 95 min). Le mercredi 1er juin à 23 h 15 sur Arte.
Situation faculté de Vincennes
Durée : 02:18