« Les mouvements sociaux sont toujours faits par des minorités »
« Les mouvements sociaux sont toujours faits par des minorités »
Pour Irène Pereira, sociologue du militantisme, les syndicats opposés à la loi travail se sentent légitimes en raison de l’opposition d’une majorité des Français au recours à l’article 49.3.
Irène Pereira, sociologue du militantisme et co-présidente de l'Institut de recherche, étude et formation sur le syndicalisme et les mouvements sociaux (IRESMO). | ANTONIN SABOT / Le Monde
Comment qualifier les stratégies des syndicats face à la loi travail ? Quelle est la représentativité des différents acteurs ? Quels sont les traits marquants de la contestation ?Alors que le Sénat a entamé l’examen du projet de loi de réforme du code du travail et que la mobilisation contre ce texte se poursuit, la sociologue Irène Pereira, co-présidente de l’Institut de recherche, étude et formation sur le syndicalisme et les mouvements sociaux (IRESMO) et auteure de Travailler et lutter (L’Harmattan, 2016), a répondu aux questions des internautes du Monde.fr.
So6 : Dans un pays où seuls 10 % des actifs sont syndiqués, peut-on encore parler de représentativité des organisations syndicales pour négocier et discuter d’un projet de loi ?
On distingue en général trois choses : le taux de syndicalisation, la participation aux élections professionnelles et la confiance que la population accorde aux syndicats pour défendre ses intérêts. Donc le taux de syndicalisation ne reflète pas l’adhésion des salariés aux syndicats.
Il faut en outre tenir compte de deux autres variables : dans certains pays européens, le taux de syndicalisation peut être plus important, mais les syndicats n’ont pas la même fonction qu’en France (ils peuvent gérer des services comme les mutuelles, des services sociaux…) ; et il y a des secteurs où il est très difficile de se syndiquer, comme dans les petites entreprises par exemple. La précarité et la crainte, dans certains secteurs, de la répression syndicale, peuvent également limiter la syndicalisation.
Jose Oliver : Près d’un jeune sur trois n’a pas de travail en France. Pourquoi les syndicats, et en particulier la CGT, ne reconnaissent pas le droit des chômeurs et des jeunes à travailler et ne les incluent jamais dans leurs revendications ?
Le syndicalisme tel qu’il s’est construit en France est basé sur l’activité professionnelle. Etre chômeur, ce n’est pas une activité professionnelle : un chômeur est rattaché au syndicat de la profession qu’il exerçait avant. Pourquoi ? Parce qu’autrement, ça reviendrait à reconnaître qu’être chômeur, c’est un statut social légitime. Pour les jeunes, c’est pareil : on ne se syndique pas par catégories d’âge, les jeunes d’un côté, les seniors de l’autre et les actifs « employables » au milieu. A partir de là, le but du syndicat, c’est plutôt de défendre le droit au travail et de créer des solidarités entre les travailleurs, sur la base de leur activité, de leur secteur professionnel, de leur condition de travailleur.
Patrique : Il y a plus d’adhérents à la CGT que dans n’importe quel parti politique. Pourquoi ne le dit-on jamais ?
Les partis politiques français ne sont pas des partis de masse. Moins de 1 % de la population est adhérente d’un parti, ce qui est plus faible que le taux de syndicalisation. Au contraire, une organisation syndicale a vocation à être une organisation de masse, réunissant l’ensemble des travailleurs. L’idée d’un syndicat, c’est que l’union fait la force, donc le nombre d’adhérents et son pouvoir de mobilisation sont une dimension plus importante que pour un parti politique. Le parti, lui, va fédérer davantage sur des enjeux électoraux (sans être adhérent, on va voter pour le parti au moment des élections). Ce ne sont pas les mêmes logiques : un parti attend qu’on vote pour lui alors qu’un syndicat peut aussi avoir comme objectif de mobiliser dans des grèves et des manifestations, au-delà des élections professionnelles.
Arthk : Comment expliquer le fait que la mobilisation semble s’amplifier chez les travailleurs alors que le nombre de manifestants dans les rues tend à baisser ?
C’est un conflit qui a une temporalité assez étonnante. On a, dans un premier temps, une forte implication des lycéens et des étudiants ; puis un gouvernement qui revoit sa copie ; ensuite, les syndicats se divisent sur cette deuxième proposition (soutenue par la CFDT) ; en parallèle, il y a l’émergence du mouvement Nuit debout et des tensions dans les manifestations ; pour finir, une loi qui est votée au 49-3. Tous ces éléments ne sont déjà pas habituels, avec en plus un conflit qui se radicalise après l’adoption de la loi. C’était différent en 2003 et 2010 contre les réformes des retraites : lorsque les lois ont été votées, les mobilisations ont cessé.
Globalement, la radicalisation du conflit doit être comprise dans un contexte plus large de désaveu du gouvernement et de sa politique, qui ne correspondait pas aux attentes de son électorat. Donc la mobilisation syndicale actuelle cristallise ce mécontentement. Elle permet aux syndicats les plus contestataires, comme la CGT ou Solidaires, de renforcer leur légitimité dans la défense des travailleurs. De fait, la mobilisation des travailleurs et la grève des secteurs stratégiques (nucléaire, transports, etc.) peuvent rencontrer un soutien plus large de la population.
Il ne faut pas lire ce conflit en terme uniquement de cuisine syndicale, de positionnement de la CGT vis-à-vis de la CFDT en vue des élections professionnelles. Il faut tenir compte du contexte social plus général.
Dranemjj : La CGT, en durcissant sa ligne, se sert-elle malgré tout de la loi travail comme alibi pour retrouver de la légitimité, alors qu’elle risque de se retrouver derrière la CFDT aux prochaines élections professionnelles ?
A mon avis, il n’est pas pertinent de réduire un mouvement social comme celui-ci à un seul facteur, relativement superficiel au vu de ce que nous apprennent l’histoire et la sociologie sur l’analyse des faits sociaux. Depuis un siècle, les chercheurs replacent les mouvements sociaux dans un contexte social plus profond. Aujourd’hui, le travail reste une question centrale qui mobilise une société entière, qui dit des choses sur ce qu’est cette société. Ainsi, les mouvements sociaux sont des révélateurs des rapports sociaux.
M. Simon : Quelles sont, selon vous, les raisons du recul des voix exprimées en faveur de la CGT lors des récentes élections professionnelles ? Pensez-vous que l’engagement de la CGT, dans le mouvement contre le projet de loi travail, va lui permettre de gagner de nouveaux soutiens lors des prochaines élections ?
En général, la conflictualité peut bénéficier à un syndicat lors des élections professionnelles. Mais pour moi, cela reste une dimension assez superficielle des mouvements sociaux.
Lors de son dernier congrès, la CGT a adopté un positionnement qui va vers plus de radicalité. Cependant, il ne faut pas interpréter cela uniquement en termes de stratégie syndicale. Cette affirmation de radicalité peut être aussi lue comme l’expression d’un désaveu de la classe politique. Les syndicats vont se sentir d’autant plus légitimes à porter les revendications du monde du travail en raison de l’effondrement de la gauche radicale politique. A travers les syndicats, les travailleurs retrouvent un moyen d’expression, sur les questions sociales, qu’ils ne trouvaient plus dans les partis politiques. Avec le conflit actuel, les syndicats monopolisent la question sociale, qui avait été captée par l’extrême droite ces derniers temps.
Rnst Via : La grève se manifeste-t-elle toujours par un blocage des entreprises ou institutions ? Pourquoi la contestation n’entraîne-t-elle pas une gratuité du service ? Ce serait un levier plus fort qui ne pénaliserait pas la France entière, mobiliserait autant les manifestants et donnerait une image bien plus positive et constructive de la protestation…
L’avantage des blocages, c’est qu’ils paralysent des nœuds stratégiques. Ce que l’on peut remarquer depuis au moins décembre 1995, lors de la mobilisation contre la loi Juppé sur la réforme de la Sécurité sociale, c’est l’importance de paralyser les voies de communication, les voies de transmission de l’approvisionnement énergétique… Cela correspond à l’organisation de notre société industrielle, qui est très vulnérable lorsque l’on atteint ces points stratégiques de communication et d’approvisionnement.
Dans une grève, il faut distinguer les grévistes et ceux qui les soutiennent. Le blocage est minoritaire mais il peut bénéficier d’un plus large soutien de la population. De même lorsqu’il y a une grève, la grève n’est jamais votée au pourcentage du nombre de salariés, mais au nombre de présents à l’assemblée générale. La vision de la démocratie dans l’histoire du syndicalisme, c’est une démocratie directe des minorités actives. Les mouvements sociaux sont toujours faits, dans l’histoire, par des minorités. Après, la question est de savoir si ces minorités ont le soutien de la population. Aujourd’hui, par exemple, les syndicats se sentent légitimes car la majorité de la population était opposée au passage de la loi par le recours à l’article 49-3.
La gratuité peut être pratiquée, c’est par exemple une pratique courante dans le secteur des musées, elle s’organise souvent avec des caisses de soutien de la part des visiteurs. Mais il faut prendre en compte dans les conflits la question de l’efficacité : la gratuité peut avoir une vertu positive symbolique, mais le blocage impacte plus profondément l’économie. Il introduit un rapport de force plus important, plus large. Il y a dans les conflits sociaux la crainte des organisations syndicales que les équipes de grévistes s’épuisent si la mobilisation n’est pas efficace et doit se prolonger.
Stopyra : Le militantisme syndical est-il influencé par les nouvelles pratiques sociales : individualisation, réseaux sociaux, etc. ?
On met parfois en avant les nouvelles formes de militantisme et d’actions (pétitions, blocages de sites institutionnels, etc.) qui tendraient à faire disparaître les anciennes formes. Pour les sociologues, c’est une lecture superficielle. Les outils technologiques sont des instruments, mais ils ne modifient pas en profondeur, pour l’instant, les répertoires d’action. On voit que l’essentiel de la mobilisation continue à se jouer dans les grèves et les manifestations. Les réseaux sociaux jouent un rôle dans la communication, mais Internet ne constitue pas l’espace où se jouent les rapports de force.