Quand les hommes d’affaires africains s’emparent de la politique
Quand les hommes d’affaires africains s’emparent de la politique
Par Joan Tilouine, Serge Michel
L’élection de Patrice Talon, businessman, à la tête du Bénin changera-t-elle le visage politique du pays et celui du continent ? Réponse dans cinq ans.
Patrice Talon, le 18 avril 2016, nouvellement élu président du Bénin. | ISSOUF SANOGO/AFP
En matière de présidents, l’Afrique a tout connu ou presque. Poète, officier français, technocrate, putschiste, « fils de »... Manquait encore un homme d’affaire au tableau. Patrice Talon, 58 ans, est cette créature-là. Sans carrière dans l’administration publique ni formation politique, le Béninois a largement devancé le 20 mars son adversaire Lionel Zinsou. Une première pour un entrepreneur de cette trempe sur le continent.
Jusque-là, l’homme le plus riche du Bénin s’était contenté de soutenir à coups de gros sous l’élection des autres. A deux reprises, en 2006 puis 2011, il a financé les campagnes de Thomas Bon Yayi, allant jusqu’à lui souffler le nom de certains ministres. Accusé d’avoir tenté d’empoisonner le même Boni Yayi en 2012, Patrice Talon s’exilera trois ans en France. Pour finalement sauter le pas en octobre 2015 et se présenter à la présidence.
Sur un continent qui compte trois monarques, vingt et un présidents ayant endossé l’uniforme militaire – dont douze anciens putschistes – et où cinq chefs d’Etat d’Afrique centrale cumulent cent soixante-quatre ans au pouvoir, le « roi du coton » est une exception.
De l’autre côté du continent, le « PDG de Madagascar » Marc Ravalomanana, président de 2002 à 2009, pourrait arguer d’un parcours similaire. Mais l’industriel, d’abord élu maire d’Antananarivo en 1999, a commencé et terminé son mandat dans une grande confusion. L’Europe a connu le cas de l’entrepreneur Silvio Berlusconi mais ce dernier, avant d’être nommé président du Conseil italien en mai 1994, avait lancé un parti, Forza Italia, devenu en quelques mois la première force politique du pays.
Laboratoire politique
Sa victoire, le nouveau dirigeant béninois pense la devoir à deux choses : son statut d’opposant et son aura d’entrepreneur à succès. Le modèle Talon va-t-il inspirer d’autres candidats à d’autres présidentielles en Afrique ? Le tycoon réussira-t-il à créer de la prospérité là où tant de dirigeants ont échoué depuis les indépendances ? Il y a fort à parier que le petit « laboratoire politique » béninois sera scruté à la loupe.
Considéré comme un exemple démocratique pour avoir, le premier, organisé une Conférence nationale souveraine, qui lui a permis de sortir d’un régime aligné sur Moscou et raillé comme étant « bénino-laxiste », l’ancien Dahomey a depuis 1990 connu six élections présidentielles qui ont toujours été reconnues et saluées par la communauté internationale.
En 2016, au second tour, les électeurs avaient le choix entre deux expériences inédites. La première se nomme Lionel Zinsou : financier et intellectuel de haut vol, c’est un « repat », comme les Nigérians appellent les Africains de la diaspora qui décident de rentrer. Il promettait à son pays une gestion rationnelle et une gouvernance exemplaire, tout en mettant en avant son réseau international. Mais c’est l’autre expérience que les Béninois ont plébiscitée : confier leur destin à un homme d’affaires du cru, qui promet de ne rester que cinq ans au pouvoir, compare son conseil des ministres à un conseil d’administration et parle de son pays avec l’énergie d’un PDG.
« L’éveil des businessmen »
Le millionnaire béninois - sa fortune est estimée par Forbes à 400 millions de dollars - a dominé plusieurs filières dans son pays (coton, huileries, logistique portuaire, système de contrôle en douane, hôtellerie).
Il a conservé sa voiture personnelle, une Bentley, et réside dans la villa qu’il occupait avant d’être candidat. Il assure s’être délesté de ses participations et des entreprises qu’il possédait. « Ce n’est plus l’argent qui me motive, a-t-il récemment affirmé au Monde, mais le succès. » Patrice Talon est bien conscient d’être très observé. « Les vieux opposants, ça commence à barber tout le monde, dit-il. Si le Bénin réussit, ça va faire très mal et on [les hommes d’affaires] va changer la donne. Ce sera l’éveil des businessmen. »
Si l’expérience Talon est concluante au Bénin, elle pourrait en effet susciter des vocations. En République démocratique du Congo, Moïse Katumbi, qui s’est déclaré candidat à la prochaine présidentielle, est lui aussi avant tout un homme d’affaires, même s’il a été gouverneur de l’ex-province du Katanga. En face, à Brazzaville, on prête des ambitions présidentielles à Lucien Ebata, un pétrolier proche du chef de l’Etat Denis Sassou-Nguesso et de son fils Denis-Christel, dont le nom figure dans les « Panama papers ».
En Côte d’Ivoire, des hommes d’affaires pourraient aussi avoir envie de se lancer, comme Thierry Tanoh, ancien patron d’Ecobank et actuel conseiller du président. On murmure enfin que les deux hommes d’affaires les plus riches de Guinée, Antonio Souaré et Kerfalla Person Camara, pourraient être tentés d’aller au charbon si personne ne les convainc dans les formations traditionnelles.
« Tous les grands acteurs économiques de la région sont liés au pouvoir, souligne l’analyste béninois Gilles Yabi, à la tête du cercle de réflexion Wathi. L’arrivée de Patrice Talon illustre la toute-puissance de l’argent dans la politique, mais peut augurer un nouveau départ et influencer d’autres acteurs du secteur privé de la région à sortir de l’ombre pour briguer la présidence. »
« Deuxième révolution »
En plus de ces businessmen déjà rompus à la politique, une nouvelle élite africaine est en formation dans les grandes universités occidentales, les cabinets de conseil et les groupes internationaux. Basés à Lagos, Johannesburg, Nairobi ou Abidjan, ils se croisent au Forum économique mondial ou dans les cercles de réflexion comme l’Africa Leadership Network, confondé par Acha Leke et Fred Swaniker, partenaires associés chez McKinsey. Parmi eux se trouvent peut-être les leaders africains de demain, qui rêvent de se débarrasser d’une classe politique considérée comme usée, incompétente et corrompue.
Par ailleurs, les milliardaires africains ont de plus en plus tendance à s’emparer de sujets autrefois réservés à l’Etat comme l’éducation, les infrastructures, l’électrification, la sécurité alimentaire, quitte à parfois devenir, à l’instar du Nigérian Aliko Dangote, les interlocuteurs privilégiés de puissances étrangères.
Le danger consiste évidemment à ce que ces hommes d’affaires s’emparent du pouvoir politique non pour développer leur pays, mais pour sécuriser leur emprise sur les secteurs qui les ont enrichis, ou encore échapper à des enquêtes ou des poursuites judiciaires. Comme nombre de magnats de la région, Patrice Talon doit en partie sa richesse à la bienveillance de politiques qui lui sont redevables de son soutien financier.
Avant d’être la figure de proue d’une nouvelle génération d’hommes d’Etat sur le continent, il aura fort à faire pour redresser le Bénin : relancer le secteur agricole, créer de l’emploi et électrifier enfin le pays, tout en éradiquant une corruption galopante qui a privé ces dernières années le pays des fruits de la croissance. La « deuxième révolution » du Bénin n’est pas l’élection de Patrice Talon, mais sera peut-être son bilan, dans cinq ans.