Tunisie : l’islam est-il une variable d’ajustement politique ?
Tunisie : l’islam est-il une variable d’ajustement politique ?
Par Khansa Ben Tarjem (contributrice Le Monde Afrique, Tunis)
La question de la séparation entre religion et politique a traversé toute l’histoire du parti islamiste Ennahda. Un débat plus que jamais d’actualité en Tunisie.
Plus de quarante ans après l’émergence de l’islam politique en Tunisie, Rached Ghannouchi, président et cofondateur du parti islamiste Ennahda déclarait dans un entretien accordé au Monde, mercredi 18 mai, qu’« il n’y a plus de justification à l’islam politique en Tunisie ». Une déclaration historique confirmée par le dixième congrès d’Ennahda qui s’est tenu du 20 au 22 mai, à Hammamet, et a officiellement consacré la séparation entre la prédication religieuse et l’action politique. Une orientation stratégique en débat à l’intérieur du parti depuis le dernier congrès de 2012. Mais qui remonte bien plus loin dans l’histoire.
Fin des années 1950, la Tunisie à peine indépendante est tirée par le « combattant suprême », Habib Bourguiba, vers un modèle de société occidentalisée : mixité, abolition de la polygamie, appel à l’arrêt du jeûne durant le ramadan, Code du statut personnel (CSP, un arsenal législatif promouvant les droits des femmes)… La liste est longue. Les élites religieuses et arabisantes font les frais de cette politique. Les postes administratifs et gouvernementaux reviennent aux francophones bilingues. Ces orientations ont été interprétées par une frange de la société tunisienne comme une renonciation à l’identité musulmane et à une remise en cause des traditions.
Alliance de la Zitouna et des Frères musulmans
En réaction, un mouvement composé d’oulémas de l’ancienne université religieuse de la Zitouna et de jeunes militants inspirés par l’idéologie des Frères musulmans s’est structuré pour prôner un modèle de société musulmane et conservatrice. Une sorte d’alternative à ce projet de société considéré comme aliéné par la colonisation d’abord, puis par Habib Bourguiba.
Petit à petit, la prédication se déploie dans l’Association pour la sauvegarde du Coran et dans les mosquées. Ainsi la pierre fondatrice de la mouvance islamiste est la prédication et la défense de « l’identité musulmane ».
Progressivement, le mouvement se politise et se rapproche de plus en plus de la mouvance des Frères musulmans, fondée en 1928 en Egypte. L’islam est désormais défini comme un système global où la prédication religieuse se conjugue à des actions politiques et sociales. Durant cette période, les stratèges du régime de Bourguiba perçoivent le groupe islamique comme un contrepoids à la montée de la gauche au sein de l’université.
Il faudra attendre la fin des années 1970, marquée par la révolution islamique en Iran, mais aussi par une vague de mouvements sociaux en Tunisie pour que la mouvance islamiste se place ouvertement dans l’opposition, politique cette fois. Ses dirigeants sont poursuivis et emprisonnés. Idéologiquement, le mouvement évolue et s’adapte aux évolutions politiques et sociales. Rached Ghannouchi défend désormais dans ses écrits certains droits des femmes – présentés comme un acquis islamique et non « bourguibien » –, la mixité et l’action syndicale. Des valeurs décriées quelques années plus tôt et considérées comme contraires à l’islam.
Ennahda face à la répression de Ben Ali
Ce n’est qu’en 1981 que le Mouvement de la tendance islamique (MTI, l’ancêtre d’Ennahda) se constitue en parti politique. Déclaré illégal, il engage un bras de fer avec le régime. C’est à ce moment-là qu’il multiplie les appels à la fondation d’un Etat islamique et à l’abrogation du Code du statut personnel, jugé contraire à la charia.
Rached Ghannouchi, le 18 février 1991. | DIEGO ZAPATA / AFP
Novembre 1987 et le « coup d’Etat médical ». Le premier ministre Zine El-Abidine Ben Ali renverse le président Bourguiba au prétexte de sa santé déclinante. Le MTI devient le mouvement Ennahda, renonce à la référence à l’islam dans sa nomenclature et annonce son acceptation du CSP pour obtenir une reconnaissance officielle. Mais ce n’est pas suffisant. Dès 1989, Ben Ali amorce un tournant autoritaire et Ennahda subit la répression la plus violente de son histoire.
Le rapport entre le politique et le religieux dans le parti va à nouveau être discuté au sein de la plate-forme de la coalition du 18 octobre 2005 entre Ennahda et des partis d’opposition démocrate et d’extrême gauche. Les différentes forces politiques d’opposition ont pu se retrouver et échanger leurs positions, ouvrant ainsi la voie à la recherche d’une base commune par le compromis. Les islamistes signent par écrit leur engagement à respecter le CSP et renoncent à l’application de la charia. Encore une fois, ils ont recours aux arguments religieux pour justifier leur revirement. Néanmoins il n’y a pas eu de débats au sein du parti Ennahda, ses membres vivant dans la clandestinité ou sous haute surveillance étant dans l’impossibilité de se réunir.
L’expérience du pouvoir
Advient la révolution en 2011 et la chute de Ben Ali, contraint à l’exil. Ennahda, fort de son capital militant, arrive premier aux élections de l’Assemblée constituante. Jusque-là parti d’opposition, il va faire l’expérience du pouvoir. C’est à ce moment que les différentes tendances d’Ennahda se réunissent et se découvrent. Sadok Chourou, un élu de la Constituante, propose d’inscrire la charia comme « source principale de la loi » en février 2012.
La charia est-elle un texte divin sacré ou le résultat d’une interprétation humaine, donc discutable ? Le débat divise le pays. Les manifestations pour et contre la charia se multiplient. Mathématiquement, Ennahda aurait pu faire voter cet article avec l’appui d’autres élus, mais Rached Ghannouchi, président du parti, coupe court à la polémique. Dans une stratégie d’apaisement, Ennahda renonce à l’inscription de la charia dans la Constitution.
En tant que parti désormais au pouvoir, il doit composer avec ses alliés dans le gouvernement, mais aussi avec les autres formations politiques et sociales dans le pays. Pourtant, Ghannouchi rassure sa base en affirmant que l’islam continuera à jouer un rôle dans la législation en se référant à l’article premier de la Constitution : « La Tunisie est un Etat libre, indépendant et souverain, l’islam est sa religion, l’arabe sa langue et la République son régime. Le présent article ne peut faire l’objet de révision. » Ce qui implique que ce sont les rapports de forces dans le pays qui vont définir la place de la religion en politique.
Le neuvième congrès d’Ennahda, en 2012, abordait la question de la relation entre le religieux et le politique sans la trancher. Il aura fallu deux ans de discussions au sein du parti pour qu’Ennahda se déleste d’une partie de son identité et du rôle de prédication religieuse qu’il s’était donné à ses débuts.
Les questions de choix gouvernementaux, des modalités de l’alliance avec l’ancien régime et la construction interne du parti ont donc fini par prendre le dessus au sein d’Ennahda. Mais, comme se plaît à le répéter Rached Ghannouchi : « La Constitution n’interdit pas aux imams de s’exprimer sur la politique. »