La tension était palpable, mercredi 29 juin à New York, au moment de couper en deux l’un des plus gros diamants bruts du monde.

Sous les regards inquiets des propriétaires de la pierre, Ben Green, tailleur ashkénaze de 82 ans, a scindé d’un coup sec l’extrémité du « 4 de Fevereiro », une lourde pierre de 404 carats (80,8 grammes) découverte au début de l’année dans la mine de Lulo en Angola. D’ici trois à quatre mois, le « 404 », comme on l’appelle aussi, sera transformé en un joyau qui devrait se vendre bien au-dessus des 16 millions de dollars payés pour la pierre brute au mineur australien Lucapa.

« Ça a regonflé mon ego »

C’est le joaillier genevois de Grisogono qui aura le redoutable privilège de sertir, monter puis vendre cette parure. Un coup de maître: le «404» est le plus gros diamant jamais découvert en Angola. Jamais la marque fondée en 1993 n’avait obtenu une pierre de ce calibre. Son fondateur et directeur artistique, Fawaz Gruosi, joue l’avenir de sa société sur cette pierre hors norme – et sur son accès privilégié à la riche production de diamants angolais.

« Quand on m’a appris la découverte, j’ai sauté de joie, se souvient Fawaz Gruosi, rencontré dans sa boutique de Madison Avenue à New York. Je vais être clair, ça m’a regonflé mon ego.»

Pour Fawaz Gruosi, ce diamant est une consécration. A bientôt 64 ans, l’infatigable jet-setteur au regard de Droopy a longtemps dû se contenter de pierres de qualité inférieure, qu’il habillait de concepts marketing bien choisis – comme « icy diamonds » ou « diamants lactescents » pour les diamants troubles.

Avec le « 404 », il change de statut. « En général, ce genre d’acquisition était réservé à des plus gros comme Graff ou Winston », commente un expert genevois des pierres précieuses.

De Grisogono, qui n’est encore qu’une PME de 150 personnes à Plan-les-Ouates, veut désormais devenir «le leader mondial de la haute joaillerie et des montres», affirmait-elle en annonçant l’acquisition du « 404 » début mai. Mais manifestement, la pierre est encore un peu grosse pour elle.

« Je suis très nerveux, ce fichu diamant me donne de l’insomnie, avoue Fawaz Gruosi. C’est la première fois que je m’inquiète de ne pas être capable de faire ce que j’ai à faire. Ma responsabilité, énorme, est d’habiller cette pierre le mieux possible, comme on habille une femme. »

A Genève, les employés aussi sont « nerveux », ajoute Fawaz Gruosi. Sa manufacture n’est pas habituée à devoir travailler une pierre aussi grosse, aussi vite. Car le but est de vendre la parure issue du diamant brut dès que possible. Les premiers contacts avec des clients potentiels ont déjà été pris.

Fête surdimensionnée

Chez les concurrents, on observe avec irritation la montée en puissance de De Grisogono. Notamment sa débauche de moyens au Festival de Cannes, en mai, où le « 404 » a été présenté lors d’unefête réunissant 700 VIP, mannequins et starlettes à l’Eden Roc.

« Ils mettent beaucoup d’argent dans la com’, le chiffre d’affaires consacré aux fêtes est surdimensionné », observe un dirigeant d’une maison concurrente, qui ne souhaite pas être nommément identifié.

De Grisogono peut se permettre d’être généreuse. Car la marque compte des alliés qui lui permettent de jouer les premiers rôles. En 2012, elle a été rachetée – via un montage offshore – par l’homme d’affaires Sindika Dokolo, mari d’Isabel dos Santos, la fille du président angolais. Cette opération à 100 millions de francs visait à transformer De Grisogono en débouché préférentiel des diamants angolais destinés à la joaillerie. Avec l’achat du « 404 », cette stratégie se concrétise de manière spectaculaire.

Sindika Dokolo est aussi derrière Nemesis, une société diamantaire apparue à Dubaï il y a 18 mois. Selon son directeur Nicky Polak, c’est elle qui a acheté le « 404 » à la société d’Etat angolaise Sodiam, avant d’en céder les droits à De Grisogono.

Dans le milieu diamantaire, Nemesis passe pour être la nouvelle plaque tournante de diamants angolais à l’exportation. Mais Nicky Polak reste évasif sur ses liens avec la famille du président dos Santos. « On est une compagnie privée, explique-t-il pour justifier sa discrétion. Sindika Dokolo a des intérêts dans Nemesis, et dans De Grisogono. C’est une relation d’affaires. » Elle permet au joaillier genevois de « sourcer les plus belles pierres », dit-il, en lui donnant un droit de préemption sur les diamants vendus par Nemesis.

Un couple chic et glamour

Pour Fawaz Gruosi, le pacte semble avantageux. Sa marque n’a rien eu à débourser pour le «404». Elle paiera Nemesis le jour où la parure tirée du diamant brut sera vendue. Et cette grosse pierre n’est que la première d’un flot de diamants issus de la même source.

« Pour le 404, j’étais excité, mais c’est surtout le mécanisme global qui est fabuleux, explique Fawaz Gruosi. On va recevoir chaque mois une quantité de pierres, tellement que je vais peut-être même devoir en bloquer une partie. On va mettre une bonne quantité de diamants blancs dans toutes nos boutiques » – 16 au total dans le monde. Avec toutes ces pierres, De Grisogono peut se lancer dans les bagues de fiançailles et les petites pièces qui sont « le pain quotidien » d’un joaillier, explique Fawaz Gruosi.

Sindika Dokolo entouré de son épouse, la fille du président angolais, Isabel Dos Santos (à gauche). | Fondation Sindika Dokolo

Et le rôle du gendre présidentiel, Sindika Dokolo ? Pour Fawaz Gruosi, c’est l’un des cinq actionnaires de De Grisogono, sans responsabilités opérationnelles. Quant à Isabel dos Santos, qui continue d’avoir la haute main sur la production diamantaire angolaise, elle n’aurait «rien à voir» dans l’achat du « 404 ». La femme d’affaires la plus riche d’Afrique était simplement présente avec son mari, en couple chic et glamour, lorsque le diamant a été exposé par De Grisogono lors de sa fête à Cannes.

« Ce sera un joli cadeau »

L’opposition angolaise a une autre lecture de la situation. Pour elle, le diamant n’a fait que passer d’une société d’Etat contrôlée par la fille du président (Sodiam) à des compagnies privées détenues par son gendre (Nemesis et De Grisogono). « Ils se vendent à eux-mêmes », dénonce le journaliste d’investigation et opposant Rafael Marques, une des bêtes noires du régime dos Santos. Il estime que le « 4 de Fevereiro » (ainsi baptisé en l’honneur du début de l’insurrection communiste en Angola, le 4 février 1961) devrait être « confisqué par les autorités américaines», car il a été «volé au peuple angolais ».

Ces critiques ne devraient pas empêcher le diamant de se vendre. A part Isabel dos Santos – une fan de longue date de la marque – les clientes de De Grisogono s’intéressent peu à la politique angolaise. Le problème sera plutôt de tirer le meilleur prix du « 404 » une fois taillé.

« La difficulté va être d’en faire un coup marketing tout en dissimulant son prix final », commente l’expert genevois cité plus haut. De faire le « buzz » autour du diamant, sans mettre la puce à l’oreille d’un futur acheteur en lui laissant deviner le prix qu’il peut négocier.

Fawaz Gruosi est optimiste. «Nous avons quelqu’un qui est assez intéressé», disait-il l’autre jour à New York. Le « 404 », ajoutait Nicky Polak, « pourrait faire un joli cadeau de Noël ».

Mode d’emploi pour tailler un diamant géant

A l’ère des découpes au laser, dégrossir un diamant à la main est devenu une rareté. Mais De Grisogono et son partenaire Nemesis ont remis cet art au goût du jour pour la taille de leur diamant de 404 carats. Explications en quatre étapes.

  1. Le Glitz
    Le tailleur – en l’occurrence Ben Green de la maison Julius Klein – identifie une fissure naturelle dans la pierre, appelée Glitz en jargon diamantaire anversois. C’est cette fissure qu’il s’agira de prolonger, pour détacher proprement une partie du diamant.

  2. Le Dop
    Le diamant est placé sur un objet de bois ressemblant à un flambeau, le Dop. On y fixe la pierre avec une cire brune qu’il faut chauffer doucement pour l’amollir et qu’on appelle «ciment». La partie du diamant qui doit être détachée affleure hors de la cire, tandis que le reste de la pierre est solidement fixé par le «ciment».

  3. Le Kerf

    Avec des diamants industriels plats, effilés comme des couteaux, le tailleur réalise une entaille en forme de «V», le Kerf, dans le diamant brut. Elle doit être parfaitement alignée sur l’axe de la fissure naturelle.

  4.  

    Le Spiegel

    Le tailleur place un couteau spécial, plutôt émoussé, sur l’entaille en forme de V. Un premier coup et le morceau de diamant à détacher devient trouble. Un second coup et le «404» se divise en deux: un bloc principal de 360 carats et un fragment de 44 carats. La surface qui les unissait est lisse comme un miroir, le Spiegel: c’est le signe que l’opération de détachement est parfaitement réussie.

     

     

Cet article a été réalisé dans le cadre d’un voyage de presse organisé par De Grisogono.