« Rester vertical » : Alain Guiraudie, debout devant les loups
« Rester vertical » : Guiraudie, debout devant les loups
Par Mathieu Macheret
Après le succès de « L’Inconnu du lac », le cinéaste ose une vibrante dérive poétique entre Brest et la Lozère.
A Cannes, Guiraudie emmène le public sur un sentier sinueux et lumineux
Durée : 04:15
En 2013, la splendide fable apollinienne de L’Inconnu du lac, huit fois nommée aux Césars, marquait un véritable accomplissement pour le cinéma encore confidentiel d’Alain Guiraudie, qui s’ouvrait alors à un public plus large (près de 118 000 entrées en salles). Le succès, ô combien mérité pour l’un des cinéastes hexagonaux les plus aventureux, entraînait son lot de questions. Que dire de plus ? Comment survivre à un chef-d’œuvre ?
Surtout, comment se remettre au travail ? Rester vertical formule dès son titre la meilleure réponse possible à ces questions. Sa vision révèle un Guiraudie soucieux de ne pas se laisser piéger par la plénitude classique et l’impeccable tenue formelle du précédent film. Sa réaction est sans doute la plus passionnante qu’un artiste puisse produire aujourd’hui : tout balayer pour tout recommencer, relancer les dés pour ne pas se laisser enfermer dans ses certitudes, s’essayer à autre chose et prendre ainsi le maximum de risques.
Le film du doute
Rester vertical est donc instantanément plus rugueux, plus tâtonnant, plus brumeux, moins fignolé et moins aimable que L’Inconnu du lac. C’est le film du doute, plus précisément de la crise d’inspiration. Celle-ci constitue beaucoup plus qu’un sujet : une matière à pétrir et à laquelle s’arracher, une disponibilité à tout ce qui peut se bousculer dans la tête d’un cinéaste aussi attentif au monde environnant, à la société qu’il habite, qu’à ses propres fantasmes. On ne sera donc pas surpris que son héros, Léo, soit un réalisateur en repérages, à la recherche de son prochain film, et que le visage de son interprète, le jeune comédien Damien Bonnard, rappelle dans sa longueur et ses lignes brisées celui de Guiraudie en personne, comme un alter ego à la fois proche et distant.
Léo arpente le paysage rocailleux du causse lozérien sur la piste du loup, animal protégé et bête noire des bergers pour les ravages qu’il cause dans leurs cheptels. Sur place, le jeune homme rencontre Marie (India Hair, renfrognée et fascinante), la fille d’un éleveur de chèvres, tombe amoureux d’elle et oublie son film le temps de lui faire un enfant. Marie rejette le nouveau-né, qu’elle abandonne aux bras de Léo. D’abord désemparé, celui-ci finit par assumer sa paternité et y prendre goût. Mais son scénario tourne à l’arlésienne, son producteur lui coupe les vivres, et le spectre du déclassement social menace de peser sur la garde de l’enfant.
Comme souvent chez Guiraudie, les protagonistes se situent sur un éventail de trajectoires libidinales composites mais pas forcément conflictuelles. Ici, la tentation hétérosexuelle (Marie) se délite dans la perspective impossible d’un foyer à fonder, ce qui correspond, pour le héros, à une inacceptable restriction de sa liberté. Une seconde piste, homosexuelle cette fois, complète le tableau par d’autres personnages et d’autres affects : Léo croise sur la route un bel adolescent, Yoan, auquel il souhaite faire passer un essai, mais qui vit sous la tutelle d’un vieillard cacochyme et mal embouché. Croyant séduire le premier, furtif et indifférent, c’est finalement du second que Léo se rapproche, pour l’aider à passer l’arme à gauche. A chaque fois, le désir prend la forme d’une dérive qui perd son objet de vue pour mieux déboucher sur l’épiphanie d’un rapport inattendu – le nourrisson et le grabataire, la vie et la mort, des deux côtés de la chaîne.
La rêverie et le réel
A ces pistes, il faut ajouter un troisième champ, celui de la rêverie : lors d’escapades fluviales et fantasmatiques, Leo se réfugie sous la cahute d’une naturopathe farfelue (Laure Calamy), qui recueille la confidence de ses problèmes. Ces passages, marqués par une fantaisie forcée (le torse de Léo recouvert d’une plante grimpante en guise d’électrodes), ne sont clairement pas ce que le film a de meilleur à offrir. Un quatrième et dernier champ leur fait directement pendant, celui du réel, voire du social : pour écrire, Léo s’isole dans la grisaille de Brest, et croise un jour un clochard sous un pont, dans le regard déstabilisant duquel il semble reconnaître quelque chose de lui-même. Eparpillé entre toutes ces propositions, qui sont autant de films possibles et inachevés, Guiraudie cherche parfois une unité illusoire, mais trouve sa plus grande vérité dans la dispersion.
Ainsi, Rester vertical est semé de moments sublimes, d’idées fortes et de grands moments de mise en scène. A commencer par cette image du vagin de Marie, tendrement caressé avant l’amour, puis ouvert à se fendre pour délivrer le bébé lors de l’accouchement, par la grâce d’un raccord extraordinaire qui engloutit comme de rien les neuf mois de grossesse. La puissance d’enregistrement du cinéma, face à cet événement ahurissant qu’est la naissance, joue alors à plein régime.
La grande force du film réside toutefois dans la représentation qu’il donne de la paternité : Guiraudie ne s’attarde pas seulement sur la tendresse du père, mais montre le besoin physique, pour ainsi dire « animal », qui le lie à sa progéniture – chose rare à l’écran. Un besoin qui vire bientôt au cauchemar, lors de scènes nocturnes et hallucinées où le nourrisson, transporté sur la scène lunaire du causse, attire par son odeur alléchante la meute des loups qui rôdent dans les parages, comme une figuration des angoisses paternelles.
Plus le film avance et plus le « loup » revêt une dimension mythologique, pour désigner symboliquement la ligue obscure de toutes ces forces qui menacent le vivant, la liberté, la création, le désir, le nomadisme existentiel, dans un monde de moins en moins habitable. « Rester vertical », ce n’est pas seulement une question d’érection, comme l’entendrait l’hédonisme guiraudien, mais un axiome qui invite à se tenir droit, vent debout contre toute adversité, sans rien transiger avec soi-même. C’est dans cet appel vibrant que le film trouve in extremis sa cohérence, et l’œuvre de Guiraudie un principe poétique auquel s’arrimer solidement pour traverser toutes les tempêtes.
RESTER VERTICAL Bande Annonce (officielle)
Durée : 01:47
Film français d’Alain Guiraudie avec Damien Bonnard, India Hair, Christian Bouillette, Laure Calamy, Raphaël Thiéry (1 h 40). Sur le Web : www.filmsdulosange.fr/fr/film/227/rester-vertical