Le swing et la chanson française : un débat de mauvaises langues
Le swing et la chanson française : un débat de mauvaises langues
Par Francis Marmande
Inapte à swinguer, la langue de Molière ? Face à ce préjugé, les contre-exemples abondent.
Le chanteur français Charles Trenet donne un spectacle à Paris en 1951. | AFP
Pourquoi la chanson française ne swingue-t-elle pas ? Poser la question avec ce bonnet de préjugés sur le crâne, c’est se passer de la réponse. Je viens d’un pays, les années 1950 et 60, où cette trouvaille même de « chanson française » aurait fait rire. Que personne ne se demande au passage ce qu’il en est du « swing » n’est pas fait pour élever l’intelligence. A ce point de non-débat – on ne sait même pas encore si la question se pose –, je vous conseille d’écouter une chanson de Charles Trenet sans doute oubliée : Marie-Thérèse (1948). Avec son arrangement à la Quincy Jones, sa section de sax (les meilleurs jazzmen de Paris, comme d’habitude, dans la variété de cette époque), sa diction de fête, sa scansion de poète, son swing de V8, Marie-Thérèse est une réponse suffisante.
Cette pulsation, cette mise en place, l’accent, le découpage syllabique décalé, les enjambements, on les retrouve au plus haut point chez Brassens : « J’ai ma pe-tite con-cession… » (La Ballade des cimetières), chez Aznavour (tout Aznavour, mais aussi ses premières chansons pour Bécaud, et l’étonnante Les Plaisirs démodés), Nougaro, bien sûr, Leforestier, Eddy Mitchell, Gainsbourg. Dans Black Trombone, formidable tricotage du dictionnaire des rimes sur contrepoint de Raymond Katarzynski (trombone blanc), Gainsbourg réussit à glisser « bâillonne » entre « automne », « monotone », et que « Dieu pardonne » cette « mignonne qui fredonne dans [son] lit »…
Une croyance qui ne tient pas la route
Vieille lune, débat de fin de soirée arrosée de mirabelle (c’est la saison), conviction assénée avec les deux doigts de masochisme de rigueur : le français, la bonne vieille langue française, la langue de Molière (voir For me, Formidable d’Aznavour), serait frappé d’impotence, incapable de swing, pas fichue de balancer, condamnée à traîner des sabots dans la bourrée auvergnate, et rivée aux folklores moqués naguère par le génial Gotlib. Pourquoi ? Mystère et caisse claire. Pourquoi ? Parce que. C’est tout.
Comme devant chaque aberration, mille contre-exemples surgissent à l’esprit : sans remonter à Jean Sablon qui sut imposer en enregistrement quelques mesures de chorus de Django Reinhardt à des producteurs aussi récalcitrants que racistes, Ricet Barrier, Sanseverino, Colette Magny, Jean-Claude Vannier, Michel Jonasz apportent autant de preuves, mais rien n’y fait. Le français ne swingue pas, on vous le dit. Pourquoi ? On n’en démordra pas. Au fait, pourquoi devrait-il swinguer ? Par imitation ? Par domination ? La question ne sera pas posée. Il ne swingue pas, on vous dit. Jacques Higelin, Arno et Brigitte Fontaine, on vous en parlera plus tard.
Cette croyance – car il s’agit bien de cela – ne tient pas la route. Et alors ? Pour peu que l’on déplace les éléments de la question, tout change. Soyons scientifique.
Que grand nombre de (des)servants de la prétendue « chanson française » swinguent comme un paquet de biscottes n’enlève rien à celles et ceux dont le swing est l’autre moitié de l’être : Mimi Perrin et ses fabuleux Double Six, les Swingle Singers, Nicole Croisille, Christiane Legrand, André Minvielle, Bernard Lubat… Les Double Six, avec lesquels Lubat et Eddy Louiss ont collaboré ? Non seulement ils reproduisaient à la perfection des grands chorus de jazz, mais les mots qu’avait collés Mimi Perrin sur leurs syllabes ont une surprenante saveur surréaliste.
Qu’est-ce que le swing ? Un peu plus que l’être-swing du charmant Johnny Hess (Je suis swing). Et comme toujours avec les mots du « jazz » (« be-bop », « cool », « free-jazz »), un terme aussi maudit qu’insaisissable. Partons du pire : le « séquenceur » qui porte ce nom a pour fonction de créer automatiquement des croches inégales selon une proportion réglable, « dans le but d’imiter le phrasé jazz ». On frémit.
Le seul intérêt, c’est l’attention portée sur le phrasé, la pulsation rythmique propre au jazz, cette souplesse faite d’allant et de rebond, qu’André Hodeir a supérieurement analysée dans le couple tension/détente avec son tiers exclu, la syncope. Un tel mystère échappant à la transcription ou à la partition, que les « terroriciens » des années 1970 ont cru bon de remiser aux poubelles de l’Histoire comme fumisterie idéaliste. Mais oui, mais oui… Chantez, maintenant. L’ennui, comme aurait dit le chroniqueur musical historique du Monde, Lucien Maison, c’est que le swing, sans bien savoir le caractériser, on sait immédiatement s’il est là ou pas. Demandez donc aux musiciens.