Le président kényan prend le risque de braquer le secteur bancaire en plafonnant les taux d’intérêt
Le président kényan prend le risque de braquer le secteur bancaire en plafonnant les taux d’intérêt
Par Bruno Meyerfeld (contributeur Le Monde Afrique, Nairobi)
A un an de la présidentielle de 2017, Uhuru Kenyatta fait un geste en direction des revenus modestes et des PME, étranglés par des taux d’intérêt prohibitifs.
Demander un prêt à la banque, Evans y a un temps songé… avant de vite renoncer. « Je voulais une voiture neuve ! », explique ce jeune père de famille kényan. Pour acheter la Toyota de ses rêves, il lui fallait 680 000 shillings (6 000 euros). « La banque voulait me prêter à un taux d’intérêt de 21 % sur deux ans ! J’ai calculé : cela faisait plus de 3 000 euros d’intérêts ! », se souvient-il. Evans renonce, et trouve finalement un arrangement avec le garagiste.
L’histoire d’Evans n’est pas un cas isolé. Les banques commerciales kényanes prêtent jusqu’à à un taux délirant : 18 % en moyenne selon les derniers chiffres publiés par la Banque Centrale du pays (CBK), mais souvent plus de 25 % ou même 30 % pour les petites entreprises et les ménages les plus modestes, jugés trop risqués.
« On ne prête qu’aux riches »
Mais la donne a changé. Le 24 août, le président Uhuru Kenyatta a signé un amendement très attendu, qui plafonne les taux d’intérêts bancaires à quatre points de pourcentage au-dessus du taux directeur de la Banque centrale du Kenya (CBK), soit 14,5 % aujourd’hui. Autre nouveauté : les dépôts des épargnants devront être rémunérés à un taux minimum de 70 % du taux de la CBK, soit 7,35 % contre moins de 5 % auparavant.
Le président kényan s’est attiré les foudres de ce que son pays peut compter de créanciers et de prêteurs en tout genre. L’association des Banquiers du Kenya (KBA) a critiqué une loi « arbitraire », tandis que nombre d’analystes financiers dénonçaient une décision au mieux « populiste » et « rétrograde », risquant de faire perdre à Nairobi son rang de place financière. La mesure, comparée à un « Brexit kényan », a provoqué un « Jeudi noir » africain le 25 août, avec l’effondrement immédiat des banques du pays. En une journée, la Kenya Commercial Bank (KCB), plus gros établissement du pays, a plongé de 9,9 %, quand la plupart des autres banques (Co-operative, Barclays, Equity…) dévissaient toutes dans des proportions similaires.
Mais Uhuru Kenyatta n’a pas cédé, contre l’avis de son ministre des finances et du président de la Banque centrale. « Il est clair pour moi que les Kényans sont déçus et frustrés du manque de sensibilité du secteur financier, et en particulier des banques », a expliqué le président, accusant ces dernières d’avoir « failli à leurs promesses ».
Car les établissements du pays sont aussi rentables que mal gérés. En un an, trois ont été placés sous tutelle de l’Etat après avoir fait faillite ou avoir été mêlés à de vastes scandales de fraudes et de blanchiment d’argent… ce qui n’a pas empêché les 43 banques commerciales du pays d’être des plus profitables du continent, leur rentabilité financière s’étant élevée à 24,3 % (et parfois même jusqu’à 47,2 % !) en 2015, contre à peine 7 % en moyenne dans le reste du monde, selon la Banque de France.
Au Kenya comme ailleurs, « on ne prête qu’aux riches » : seul 15 % des Kényans ont eu accès à un prêt bancaire en 2014, selon la Banque mondiale. Au iHub de Nairobi, cœur de la « Silicon Savannah », les jeunes start-up kényanes n’ont d’ailleurs jamais vu l’ombre d’un crédit. « Les banques n’accordent des prêts que si vous pouvez les garantir sur quelque chose de physique, par exemple une maison ou une voiture, explique Josiah Mugambi, directeur des lieux. Et comme les jeunes développeurs travaillant ici n’ont ne possèdent rien, ils n’ont pas accès aux prêts et doivent puiser dans leur capital personnel ou demander à leur famille. »
Les banques forcées à la diversification
Cette véritable barrière, alliée à des taux délirants, décourage nombre d’entrepreneurs et de ménages, freinant la croissance kényane qui s’est établie à seulement 5,6 % en 2015. Mais le « plafond » décrété par Uhuru Kenyatta permettra-t-il d’ouvrir l’accès au crédit au plus grand nombre ? « Notre expérience nous montre qu’utiliser des outils de contrôle pour faire baisser le coût de financement n’est pas une garantie de succès », a commenté, laconique, le représentant du FMI au Kenya, Armando Morales.
Force est de constater qu’un peu plus de 70 pays dans le monde ont mis en place, sous une forme ou une autre, un plafonnement des taux d’intérêts, avec des résultats divers. Ainsi, la Côte d’Ivoire, qui n’a aucune mesure restrictive en la matière, a l’un des taux moyens les plus bas au monde (2,5 %), selon l’Agence centrale de renseignement américaine. Beaucoup craignent que le « plafond » puisse au contraire pousser les banques à restreindre les conditions d’accès au crédit pour les plus pauvres.
« Les banques ne voudront prendre aucun risque avec les ménages à faibles revenus et risquent de limiter au maximum les prêts aux ménages modestes et aux petites entreprises, prédit George Waithaka, analyste financier à Dalberg. Cependant, le plafonnement des taux d’intérêt peut aussi forcer les banques kényanes à se diversifier. Aujourd’hui, les deux tiers de leurs profits proviennent des taux d’intérêt. Pour elles, le plafonnement signifie la fin d’une période faste : elles vont devoir inventer de nouveaux produits financiers, qu’on peut espérer plus respectueux des besoins des Kényans. »
Difficile donc de prédire les effets de la nouvelle loi. Mais cette mesure populaire est d’abord un geste politique : la réduction du coût des crédits pour les plus pauvres figurait dans le programme d’Uhuru Kenyatta lors de la présidentielle de 2013. Par deux fois déjà, le gouvernement avait tenté de réduire les taux d’intérêts par la négociation. Sans résultat. A un an de l’échéance présidentielle 2017, il n’était pas inutile de réaliser – enfin – une promesse de campagne.