Bolloré : la saga du port maudit de Conakry
Bolloré : la saga du port maudit de Conakry
Par Simon Piel, Joan Tilouine
Cinq ans après, une enquête française se penche sur l’attribution du terminal à conteneurs de la capitale guinéenne. La bonne étoile du groupe Bolloré en Afrique va-t-elle pâlir ?
Tout commence par un décret présidentiel. A la télévision publique guinéenne, d’une voix monocorde, la présentatrice vêtue d’un joli boubou turquoise annonce la résiliation de la concession portuaire confiée trois ans plus tôt à Getma, filiale de l’opérateur portuaire français Necotrans. Nous sommes le lundi 8 mars 2011. Le soir même, les locaux de la société française à Conakry sont investis par des militaires. Deux jours plus tard, le terminal à conteneurs du port de Conakry est confié au groupe Bolloré. L’opération a été rondement menée, mais la guerre entre les deux opérateurs portuaires français en Afrique n’est pas terminée et va réserver quelques surprises. Comme ces rebondissements, cinq ans plus tard, au détour d’une enquête de la justice française.
Arrivés un peu par hasard sur ce dossier de l’attribution du port de Conakry au groupe Bolloré, les juges ont procédé à plusieurs perquisitions sur un pan de l’empire de l’industriel breton. Loin des polémiques franco-françaises autour de la reprise en main de Canal Plus, la saga du port de Conakry soulève des questions qui fâchent, celles de soupçons de corruption et de favoritisme. Et avec elles, son cortège d’acteurs équivoques. Anciens ministres français devenus lobbyistes, grands avocats, communicants, agents des services de renseignement reconvertis dans le privé et autres hommes d’affaires proches de dirigeants africains. Avec eux, c’est aussi la bonne étoile du groupe Bolloré en Afrique qui pourrait être remise en cause.
La valse des « amis » du président
« Vincent [Bolloré], je le connais depuis quarante ans, lâche d’emblée Alpha Condé, chef de l’Etat guinéen, élu une première fois en décembre 2010, trois mois avant les faits, puis réélu en octobre 2015 dès le premier tour. Là, il est en Indonésie sinon je l’aurais appelé et on aurait dîné tous ensemble chez Laurent [restaurant gastronomique étoilé parisien] ».
Alpha Condé reçoit au printemps 2016 dans sa suite de l’hôtel Raphaël, à Paris. Costume, cravate et chaussons du palace aux pieds, il semble s’amuser des soupçons qui planent sur le port de Conakry depuis son fameux décret. « Bolloré remplissait toutes les conditions d’appel d’offres et je peux vous dire que plus personne ne voulait de Getma [Necotrans] qui n’a pas honoré ses engagements, dit-il. Depuis que je suis élu, le fils [de Patrick] Balkany m’a demandé un permis minier, d’autres Français m’ont demandé des faveurs, mais pas Bolloré dont le groupe travaille et développe le port de Conakry. »
Son amitié avec le magnat breton, forgée lors de son long exil d’opposant à Paris, a-t-elle influé sur sa décision ? « C’est un ami. Je privilégie les amis. Et alors ? », répond-il débonnaire, en s’esclaffant.
Devant l’entrée du port de Conakry. | CELLOU BINANI / AFP
Dans cette affaire, Alpha Condé a pourtant eu à rompre des amitiés. Le chef d’Etat guinéen se souvient ainsi avoir éconduit l’un de ses « vieux copains », l’ancien bâtonnier de Paris, Maître Pierre-Olivier Sur, avec qui un dîner a été brutalement annulé, en 2011. Le président guinéen venait de réaliser que Me Sur était mandaté par Necotrans. Même sort réservé à l’ancien ministre délégué à la coopération, Pierre-André Wiltzer, qu’il connaît depuis « un demi-siècle », mais qui se trouve être membre du conseil d’administration de Necotrans.
La mémoire d’Alpha Condé a gardé la trace d’un autre émissaire, plus improbable : le général burkinabé Gilbert Diendéré. C’était la dernière carte de Necotrans. Blaise Compaoré, alors président du Burkina Faso, influent et craint du Sahel aux côtes du Golfe de Guinée, avait dépêché à Conakry son fidèle chef d’état-major particulier pour intercéder en faveur de Necotrans, alors dirigé par Richard Talbot, lequel avait ses entrées à Ouagadougou au palais présidentiel du « beau Blaise ». « J’ai reçu Diendéré, se souvient M. Condé. Et lui ai dit la même chose qu’aux autres : je ne veux plus de Getma ».
Blaise Compaoré a été renversé en octobre 2014 par un soulèvement populaire. Le général Diendéré, qui a échoué dans une tentative de coup d’Etat militaire un an plus tard, est toujours incarcéré à la Maison d’arrêt et de correction de l’armée, à Ouagadougou. Et le groupe Bolloré est resté maître du port de Conakry. Alpha Condé se lève, tape dans le dos avec ses mains ornées de bagues et lâche : « Et puis écrivez ce que vous voulez, je n’en ai rien à faire ».
Les anciens alliés devenus ennemis
Au bout de la route de la corniche qui borde les eaux grises du golfe de Guinée, le port autonome de Conakry se divise en deux parties. D’abord, le terminal à conteneurs, géré par le groupe Bolloré. Un espace propre, aseptisé et informatisé qui contraste avec le reste du port, où se croisent dockers et vendeurs à la sauvette. Les voitures et les camions qui circulent sans précautions dans ce capharnaüm portuaire ne s’aventurent pas dans l’enclave Bolloré. Ces deux mondes cohabitent mais ne se mélangent pas. Et, comme à Abidjan, Bolloré veille à conserver la très rentable activité « conteneurs » qui lui permet de maîtriser un secteur clé de l’économie guinéenne et de proposer ses services logistiques.
Entre Séville, où il s’est installé, et Paris, où il manœuvre, un homme suit l’histoire du port de Conakry avec l’espoir qu’elle puisse prouver ce qu’il décrit comme un « système mafieux ». Jacques Dupuydauby, 69 ans, est un ancien associé de Vincent Bolloré au Togo et au Gabon. Devenu son pire ennemi, il le qualifie de « gangster corrupteur ». A ses côtés, son fils, Vianney, 35 ans, acquiesce. Tous deux savent de quoi ils parlent. « Au Togo, je me souviens avoir livré chaque mois à un conseiller du président des cartons de bouteille d’eau remplis d’espèces, dit Vianney Dupuydauby. Par carton, je mettais 90 millions de francs CFA en billets de 10 000. »
Jacques Dupuydauby. | PEDRO ARMESTRE / AFP
Ces deux personnages semblent sortis d’un film des années 1970. Chevalière en or, initiales brodées sur la chemise, référence à un « reportage d’Antenne 2 », le mot « nègre » leur échappe parfois. « J’ai été entendu seize fois par la brigade financière, depuis 2012, à qui j’ai remis plus de cinq mille documents », s’enorgueillit Dupuydauby père, qui veut croire que ses « révélations » ont été prises au sérieux. Puis il s’emballe lorsqu’il tente d’expliquer les principales affaires politico-financières de ces dernières décennies, des soupçons de financement libyen de la campagne Sarkozy au bombardement de Bouaké de 2004, en Côte d’ivoire, en passant par le port de Conakry, la crise en Centrafrique… Pour lui, tout cela n’a qu’une origine : les agissements du « tandem Bolloré-Sarkozy ».
Son discours semble décousu et explosif à la fois. Selon un enquêteur français, « il y a un peu de tout dans ce que dit Dupuydauby. Du vrai, du faux, de l’invérifiable ».
Mais en mai 2016, Jacques Dupuydauby a perdu un combat judiciaire contre son ennemi juré. Il a été condamné à trois ans et neuf mois de prison ferme par la cour suprême de Madrid après avoir été reconnu coupable d’appropriation frauduleuse de titres du groupe Bolloré. Vincent Bolloré est-il venu à bout de son ancien associé ? « Non, je ne suis pas en prison. J’ai déposé deux recours devant la justice espagnole, rétorque M. Dupuydauby. Et tant que je ne serai pas dans un cercueil dont les clous sont solidement plantés, je ne m’arrêterai pas ».
Perquisitions à la tour Bolloré
A Puteaux (Hauts-de-Seine), la tour Bolloré loge dans ses étages de fins connaisseurs de la chose policière, du renseignement et de la justice. Ange Mancini, l’ancien coordinateur du renseignement sous la présidence Sarkozy, l’ancien ministre de la coopération Michel Roussin et quelques anciens éléments des forces spéciales. On y croise aussi Michel Dobkine, ancien militant de la gauche révolutionnaire devenu secrétaire général d’Havas, qui a occupé de nombreux postes dans la magistrature avant un passage éclair au cabinet de Rachida Dati du temps où elle était ministre de la justice.
A en croire les haut cadres du groupe, nul ne s’attendait à se retrouver dans le viseur des autorités judiciaires au sujet du port de Conakry.
Vendredi 8 avril, Vincent Bolloré se trouve sur ses terres bretonnes lorsque le siège du groupe à Puteaux est perquisitionné sur commission rogatoire de juges d’instruction financiers. Son bureau, de même que ceux du directeur général et du directeur juridique du groupe, est passé au crible par les policiers de l’Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCLIFF). A 6 000 km de Conakry, les enquêteurs cherchent des éléments sur l’obtention du port de la capitale guinéenne. Une mauvaise nouvelle de plus. La veille, France 2 diffusait un documentaire critique sur les activités africaines du patron breton.
Puis, vendredi 2 mai, c’est au tour de Michel Roussin de subir deux perquisitions, à son domicile et à son bureau de la tour Bolloré. Ce dinosaure de la « Françafrique » s’est engagé dans le dossier du port de Conakry dès 2008, année du premier appel d’offres. « Les policiers ont récupéré deux vieux documents ayant trait au Congo-Brazzaville, se rassure-t-on au sein du groupe. Pour Michel Roussin, c’est un simple épisode professionnel. »
« Poison de la suspicion »
Pour parler au Monde Afrique, Vincent Bolloré a désigné le directeur général développement du groupe, Eric Melet. Allure sérieuse et très prudent, il reçoit dans une salle austère de la tour Bolloré, entouré de deux collaborateurs.
« En Afrique, ce qui compte, c’est que ça marche. Avant que nous obtenions la concession du port [de Conakry], les navires attendaient plus de deux semaines pour débarquer et les investissements n’avaient pas été réalisés », dit-il. Ce que conteste Necotrans, qui a porté plainte contre Bolloré en octobre 2011 en France, et réclame toujours 100 millions d’euros de dommages et intérêts. Dans une autre procédure qui l’oppose à l’Etat de Guinée, Necotrans n’a obtenu que 448 834 euros, devant le tribunal d’arbitrage du Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (Cirdi, dépendant de la Banque mondiale). En effet, le 16 août 2016, cette juridiction a estimé que la résiliation brutale de la concession avait été « irrégulière ».
« On s’est battu pour obtenir le port de Conakry, cela n’a pas été facile. Et depuis 2011, nous avons investi 140 millions d’euros, dont 80 rien que pour les infrastructures », ajoute Eric Melet qui se lève pour chercher deux épais dossiers : « Voilà, c’est ça un appel d’offres ». A plusieurs reprises, il évoque le « poison de la suspicion ». Il soupire puis glisse : « la relation entre M. Bolloré et les chefs d’Etat, c’est plutôt un désavantage pour nous ». Eric Melet assure que les pratiques décrites par Dupuydauby père et fils sont d’un autre temps : « il n’y a plus de cash qui circule, plus de corruption, c’est désormais informatisé ». Tout juste concède-t-il que « le secteur informel est une réalité économique là-bas ». Quant aux systèmes informatiques de Necotrans que le groupe Bolloré a récupéré en 2011 : « Il n’y avait pas de données sensibles [dedans], rien de confidentiel ».
La tour Bolloré, à Puteaux, devant laquelle l’ONG Greenpeace a installé une pancarte, en février 2016. | GEOFFROY VAN DER HASSELT / AFP
Au sein de la direction du groupe Bolloré, on critique un homme qui a récemment provoqué l’ire du patron et qui se retrouve dans le rôle du maillon faible. C’est un cadre chargé de l’Afrique chez Havas, le groupe de communication contrôlé par Bolloré depuis janvier 2015. Jean-Philippe Dorent est un ancien militant syndical proche de Bernard Kouchner, lequel se trouve être l’un des meilleurs amis français d’Alpha Condé. Il connaît bien la Guinée, son port et son président resté fidèle à l’internationale socialiste. « Je le considère [Alpha Condé] comme un ami et une figure de la lutte africaine contre la dictature et contre l’apartheid », dit-il. Jean-Philippe Dorent est également proche de Francis Perez, patron du groupe Pefaco qui développe des casinos et des hôtels de Bujumbura à Lomé, côté en bourse à Malte et dont le siège est à Barcelone. Une amitié qui a conduit les enquêteurs jusqu’à la tour Bolloré.
Le communicant désobéissant
Dans le cadre d’une enquête préliminaire entamée en juillet 2012 sur Pefaco, le nom de Jean-Philippe Dorent était apparu dans un signalement Tracfin, le service antiblanchiment du ministère des finances.
« Je n’ai jamais fait d’affaires avec Dorent à qui j’ai juste prêté 400 000 euros il y a cinq ans pour qu’il s’achète une maison, confie Francis Perez en tirant sur un cigare. Il a voulu faire un acte notarié et mon prêt a été déclaré au fisc. Il a commencé à me rembourser par chèques et par virements. » Quid de ses liens avec le groupe Bolloré ? « Aucun, mais j’aimerais bien car en Afrique c’est utile d’avoir la carte Bolloré. Vous pouvez m’introduire ? », s’amuse-t-il.
En 2010, c’est Jean-Philippe Dorent qui a piloté pour Havas la campagne présidentielle d’Alpha Condé. Les échanges de courriels saisis par les enquêteurs laissent entendre que ses prestations ont été volontairement sous-facturées.
Cette attention soudain portée aux activités de Jean-Philippe Dorent en Afrique conduit les cadres du groupe Bolloré à se désolidariser de celui qu’ils qualifient de « pied nickelé ». Mais un lien existe-t-il entre les services fournis par Havas à des dirigeants africains et l’obtention de concessions portuaires par Bolloré ? « Imaginons demain qu’Havas n’existe pas. Bolloré Africa Logistics aurait les mêmes positions qu’aujourd’hui en Afrique », lâche un cadre du groupe. Comprendre : il n’y a pas de passerelle entre les deux entités du groupe, même si leurs bâtiments respectifs sont contigus, à Puteaux.
Lors de la campagne présidentielle de Sebastien Ajavon, le 3 mars 2016, à Cotonou. | AFP
En 2011, Havas a d’ailleurs annoncé « ne plus faire de campagne politique », notamment en Afrique. Ce dont Jean-Philippe Dorent semble n’avoir pas tenu compte. Début 2016, il a pris l’initiative d’orchestrer la campagne d’un candidat malheureux à la présidentielle du Bénin, Sébastien Ajavon. Ce qui lui a valu les foudres de Vincent Bolloré en personne, à qui il a dû adresser une lettre d’excuses. Et pourtant, M. Dorent continue à faire du lobbying, notamment en faveur du président camerounais Paul Biya. On le voit aussi à Brazzaville, où il conseille le trader pétrolier Lucien Ebata, visé par une enquête de la justice française pour soupçons de blanchiment de fonds et proche du clan du président Denis Sassou-Nguesso.
Les enquêtes provoquées par M. Dorent s’ajoutent, pour le groupe Bolloré, à des difficultés récentes rencontrées en Afrique de l’Ouest francophone. En Côte d’Ivoire, sa mainmise sur les activités conteneurs du port d’Abidjan commence à agacer les autorités. Et son projet de « boucle ferroviaire » de 2 700 km, reliant Cotonou à Abidjan via Niamey et Ouagadougou, est au point mort, en raison d’obstacles politiques et judiciaires.
Au Bénin, le soutien de Havas au candidat Sébastien Ajavon a irrité le vainqueur de la présidentielle, Patrice Talon, et affaibli la position du groupe Bolloré. « Ce n’est pas avec une aire de jeux et quelques panneaux solaires qu’il va me convaincre », déclarait au Monde Afrique le chef d’Etat élu en mars 2016 en allusion à la « Bluezone » (centre d’activités culturelles et numériques) ouverte à Cotonou par l’industriel breton. Patrice Talon et Vincent Bolloré se sont toutefois rencontrés à Paris en juillet pour tenter de « parvenir à un arrangement sans que ni l’un ni l’autre ne perde la face », dit-on dans l’entourage des deux hommes. A Cotonou, il faudra sans doute lâcher du lest pour revenir en grâce.