COLCANOPA

Au lendemain du feu vert donné jeudi 15 septembre par le gouvernement britannique à EDF pour construire deux EPR à Hinkley Point (HPC), dans le sud-ouest de l’Angleterre, en partenariat avec China General Nuclear Power Corporation (CGN), le PDG du groupe français, Jean-Bernard Lévy, reconnaît que « le plus dur reste à faire » : livrer d’ici à fin 2025 – sans dérapage du calendrier et des coûts – deux réacteurs nucléaires de 1 650 mégawatts (MW) chacun pour un devis de près de 22 milliards d’euros. Ce qui fera de l’EPR britannique l’« objet » le plus cher de la planète.

C’est le premier réacteur construit outre-Manche depuis celui de Sizewell B, mis en service en 1995, et le premier projet lancé sur le Vieux Continent depuis la catastrophe de Fukushima en mars 2011. Un défi réaliste, jugent les partisans du projet ; une catastrophe industrielle et financière annoncée, préviennent ses adversaires, notamment les syndicats d’EDF. HPC sera, selon plusieurs experts, le plus grand chantier européen des dix prochaines années, et 5 600 personnes travailleront sur le site au plus fort des travaux.

  • Pourquoi le gouvernement britannique s’est-il donné un délai ?

Londres n’a finalement pris que sept semaines pour trancher, en mobilisant une task force d’experts. Et a décidé d’« introduire une série de mesures pour renforcer la sécurité et s’assurer que Hinkley ne peut pas changer de main sans accord du gouvernement », a expliqué Greg Clark, le ministre en charge des affaires, de l’énergie et de la stratégie industrielle. Le Royaume-Uni va en profiter pour renforcer son contrôle sur les investissements étrangers dans des secteurs jugés stratégiques, dont le nucléaire.

M. Lévy a assuré, jeudi, qu’« EDF n’a pas du tout l’intention de céder le contrôle d’Hinkley Point pendant la période de construction ». Il n’a toutefois pas exclu de céder à terme jusqu’à 15 % de la société qui construit et exploitera les EPR, tout en en conservant 51 %. Cela permettrait d’alléger le fardeau de quelques milliards. Pour l’heure, indique son patron, « EDF n’est pas à la recherche d’investisseurs tiers ». Au départ, l’énergéticien britannique Centrica devait financer 20 % de HPC. Après sa défection en 2013, Areva s’était engagé à prendre 10 % avant de jeter l’éponge en raison de ses difficultés financières, obligeant EDF à porter 66,5 % du projet et à le consolider dans ses comptes.

Les agences de notation ont prévenu que si EDF décidait de faire Hinkley Point, elles dégraderaient sa note.

Les agences de notation ont prévenu que si EDF (endetté de 37,4 milliards) décidait de faire Hinkley Point, elles dégraderaient sa note, sans préciser si ce serait d’un ou deux crans. En mai, Moody’s l’avait fait passer de « A1 » à « A2 », une dégradation assortie d’une perspective négative. La nouvelle trajectoire financière annoncée le 22 avril « ne suffira pas à compenser pleinement les pressions résultant d’un environnement de prix plus bas combiné à un programme d’investissements considérable », justifiait l’agence américaine. Jeudi, l’action a reculé de 1,65 %.

  • L’économie du projet est-elle remise en cause ?

Les syndicats ont des doutes, notamment la CGT, majoritaire chez EDF, et très hostile au projet. M. Lévy affirme qu’« il n’y a aucune modification des aspects juridiques et économiques du contrat ». Le prix garanti à EDF pendant trente-cinq ans – un mécanisme inédit accepté par la Commission européenne – a été maintenu à 92,50 livres (108 euros) par mégawattheure. Et ce, malgré les vives critiques au Royaume-Uni où l’on estime que le consommateur deviendra la « vache à lait » d’EDF. Si les délais de construction ne dérapent pas, ce tarif assure « une rentabilité de 9 % pour soixante-dix ans », indiquait en avril M. Lévy devant le Sénat. Selon le Financial Times, ce sont 100 milliards de livres qu’EDF recevra durant les soixante ans d’exploitation de la centrale.

Mais d’ici à 2025, EDF ne touchera rien et déboursera 1,5 milliard par an en moyenne, ce qui représente 15 % de ses investissements annuels. Mais le projet pèse 60 % de ses fonds propres. « Qui parierait 60 % ou 70 % de son patrimoine sur une technologie dont on ne sait toujours pas si elle fonctionne ? », s’interrogeait l’ex-directeur financier du groupe, Thomas Piquemal, qui a démissionné en mars pour ne pas cautionner ce projet.

  • La Chine reste-t-elle dans la course ?

Le chinois CGN s’est dit « très heureux » du feu vert britannique et, selon une source proche du dossier, « pas inquiet » du resserrement de la législation sur les investissements jugés sensibles. « Nous pouvons désormais avancer et fournir les capacités nucléaires très attendues d’Hinkley Point, Sizewell et Bradwell avec EDF », indique CGN, qui entend jouer « un rôle important pour répondre aux besoins énergétiques du Royaume-Uni ». De fait, l’accord global passé entre Londres et Pékin au plus haut niveau des Etats prévoit deux autres EPR à Sizewell, puis un réacteur 100 % chinois à Bradwell (est de l’Angleterre). Reste que le « yes » de Londres ne porte que sur les deux premiers EPR.

« Espérons que Londres abandonnera sa phobie antichinoise », indique l’agence officielle Chine nouvelle.

En cette période post-Brexit, Londres ne pouvait pas s’aliéner Paris ni infliger un camouflet à Pékin. Les Chinois demeurent vigilants. « Espérons que Londres abandonnera sa phobie antichinoise », indique l’agence officielle Chine nouvelle.

  • Les risques industriels sont-ils maîtrisés ?

Ils sont « identifiés et surmontables », assure M. Lévy, en confirmant que la livraison de la centrale reste programmée fin 2025. Après les travaux préparatoires (terrassement, routes…) et des études complémentaires, « le premier béton [le radier soutenant le réacteur] sera coulé en 2019 », confirme Vincent de Rivaz, patron d’EDF Energy. Il restera alors six ans et demi pour boucler le chantier.

Ce délai est jugé intenable par des ingénieurs qui ont construit les derniers réacteurs français dans les années 1990. L’EPR de Taïshan, dans la province chinoise du Guangdong, nécessitera au moins quatre-vingt-six mois. En outre, HPC ne sera finalement pas la « copie conforme » de l’EPR de Flamanville (Manche), ce qui aurait pu accélérer sa construction, puisque l’autorité de sûreté nucléaire britannique a réclamé des modifications. Il faudra aussi qu’Areva, dont les usines ont eu de sévères ratés, puisse fournir les équipements nécessaires à temps et aux standards de qualité requis. HPC représente six ans de travail pour Le Creusot et Chalon Saint-Marcel (Saône-et-Loire). Selon M. Lévy, 64 % de l’activité liée à l’EPR seront réalisées par des entreprises britanniques… qui n’ont pas travaillé dans le nucléaire depuis deux décennies.

  • HPC relancera-t-il le nucléaire en Europe ?

C’est le souhait du PDG d’EDF. « La décision britannique devrait inspirer d’autres gouvernements en Europe pour prolonger leur parc nucléaire », estime-t-il sans citer de pays. La Suède, les Pays-Bas, la Belgique, la Suisse et l’Espagne ont adopté des positions moins antinucléaires que l’Allemagne et l’Italie, souvent avec des calendriers de sortie de l’atome sur le long terme. Le patron d’EDF estime que le chantier anglais devra en tout cas « permettre de préparer le renouvellement du parc français » à partir des années 2020 en maintenant les savoir-faire, une des clés de la réussite d’un programme électro-nucléaire.