On peut douter de la provenance des évaluations positives d’Epsilon Corp. passées de 76 % à 26 % après le changement de politique de Valve. | Alexandr Kataev

C’est une petite modification qui change beaucoup de choses. Jusqu’ici, sur Steam, la plateforme leader de vente de jeux vidéo sur PC, tout un chacun pouvait attribuer une évaluation aux jeux de sa collection, quelle que soit la façon dont il les avait acquis. Depuis mardi 13 septembre, seuls les avis des joueurs ayant acheté leur jeu directement sur la boutique en ligne sont comptabilisés, rendant de facto quasiment invisibles ceux s’étant procurés le jeu par d’autres moyens.

Boutique concurrente, compilation, version presse, récompense Kickstarter, copie offerte par le développeur ou gagnée lors d’un concours, il existe en effet de très nombreuses façons de se procurer une « clé », qu’on peut ensuite entrer sur Steam pour déverrouiller un jeu. Autant de joueurs dont les avis ne pèsent désormais plus rien.

Avec un catalogue de plus de 10 000 références, la plateforme de Valve est une jungle dans laquelle joueurs comme développeurs n’ont d’autres choix que de s’en remettre à ces avis, les premiers pour se repérer, les seconds pour exister.

La carotte et le bâton

Officiellement, Valve – éditeur de Steam – vise les développeurs qui distribuent gratuitement des centaines, voire des milliers de copies en échange d’une bonne note. « Je pense qu’on a enfin un système qui tient la route, reconnaît Christophe Canon, de Frogames et développeur de Farabel. Pour les joueurs, cela évite d’être dupé par des fausses évaluations, achetées ou non. On est loin des abus que l’on rencontre dans les boutiques de jeux mobiles, où l’achat d’évaluations est courant. » Le résultat ne s’est pas fait attendre : le site d’analyse Steam Spy recense ainsi plus de 300 jeux qui auraient perdu plus de 5 points d’évaluations positives, à l’image, par exemple, d’Epsilon corp., qui passe de 76 % à 26 % de bonnes notes.

Pour les développeurs de « Faradel », la réforme des évaluations Steam va dans le bon sens, mais reste insuffisante. | Frogames

Pour Damien Mayance, du studio Pixelnest, le changement de politique de Steam a un autre effet positif : « C’est le chantage aux évaluations qui disparaît », se félicite le développeur. Le principe : des joueurs quémandent des jeux gratuits auprès des studios, en promettant des évaluations positives en cas d’accord, en menaçant de laisser des notes négatives en cas de refus. « On en reçoit des centaines, c’est phénoménal. Mais ce sont des menaces en l’air : pour laisser une mauvaise note, il faudrait qu’ils achètent un jeu avant de se le faire rembourser, et on ne peut pas se faire rembourser le même jeu encore et encore. »

« Steredenn » a plutôt bénéficié des nouvelles règles de Steam concernant les évaluations utilisateurs. | Pixelnest

Pour ces maîtres chanteurs, il n’y avait déjà pas vraiment de bâton : avec la réforme des évaluations Steam, il n’y a désormais plus vraiment de carotte non plus, faute de pouvoir faire miroiter une bonne note à un développeur qui céderait à leur chantage. D’après Damien Mayance, il s’agirait, « dans 99 % des cas », de personnes cherchant à revendre ensuite ces clés à prix cassé sur des sites, à la frontière de la légalité.

Une manœuvre habile

La décision de Valve mériterait-elle donc un bon point ? Pas si vite. Chez Pixelnest, on a ainsi vu une bonne partie des évaluations du jeu Steredenn s’envoler dans la nuit : de 422 notes comptabilisées, ils sont ainsi retombés à 307. Les évaluations manquantes ? La plupart signée par des acheteurs d’une compilation de huit jeux vendue à prix libre en mai dernier sur l’Humble Store, une boutique concurrente à Steam.

Le nouveau système de notation révèle que Cibele, qui ne béficiait jusqu’ici que de 50% d’évaluations positives, est en fait apprécié de 71% des clients de Steam. | Star Maid Games

« Les gens jugent un jeu différemment quand ils l’ont eu gratuitement, qu’ils jouent un peu par hasard à un jeu de niche comme le nôtre, plutôt que lorsqu’ils ont fait la démarche de s’y intéresser, de l’acheter plein pot », explique Damien Mayance. Sur les 115 évaluations envolées dans la nuit, il y avait ainsi plus de notes négatives que la normale. Bilan de l’opération : la note globale de Steredenn a légèrement augmenté.

D’autres ont bénéficié de remontées encore plus flagrantes, comme Cibele (qui passe de 50 % d’évaluations positives à 71 %) ou A Boy and His Blob (de 65 % à 85 %).

Cette semaine, la note moyenne de « A Boy and His Blob » est remonté de 65 % à 85 % d’avis positifs. | WayForward

Mais tout le monde ne peut pas en dire autant. Pour Johann Verbroucht, du studio Goblinz, parmi les joueurs qui achètent en dehors de Steam figurent aussi certains des fans les plus fidèles. Le jeu de Goblinz, Dungeon Rushers, était ainsi disponible en précommande sur la boutique d’Humble avant d’être vendu sur Steam. « On a perdu les évaluations de nos joueurs les plus actifs et les plus impliqués. Une cinquantaine sur 180. »

Privé des évaluations de ses fans, Dungeon Rushers est ainsi passé de 84 % à 80 % d’avis positifs. Rétrospectivement, Johann regretterait presque d’avoir d’abord mis en vente Dungeon Rushers sur Humble : « C’est une manœuvre très habile de Steam, qui sanctionne les développeurs très actifs sur les autres boutiques. »

Nombre de développeurs reprochent ainsi à Valve d’être en réalité moins préoccupé par la distribution de jeux gratuits que par l’hégémonie de leur boutique en ligne, déjà en situation de domination écrasante face à des concurrents comme Humble ou Itch. Valve reconnaît lui-même n’avoir recensé que 160 jeux dont les évaluations ont été clairement achetées. Pourquoi alors ne pas embaucher des modérateurs pour traiter ces abus au cas par cas, plutôt que de pénaliser 10 000 jeux dont les développeurs sont a priori honnêtes ? Ou pourquoi ne pas carrément interdire l’achat ou le don de copies en dehors de Steam ?

Les développeurs de « Dungeon Rushers » regrettent d’avoir perdu les évaluations de leurs joueurs les plus fidèles. | Goblinz

Des réformes plus urgentes

Si Valve a à cœur de faire le ménage, la société américaine ne semble pas pour autant prête à renoncer à la « clé Steam », ces codes si pratiques à échanger sur des boutiques tierces… ou sous le manteau. Si pratiques qu’ils permettent tous les débordements, mais étouffent aussi par avance toute velléité concurrente de développer un modèle alternatif.

Pour les développeurs, il y avait surtout des réformes plus urgentes à opérer sur Steam. Concernant par exemple les remboursements abusifs : « On ne sait pas clairement si les évaluations postées avant une demande de remboursement sont conservées ou pas », regrette Christophe Canon, de Frogames. Pour Damien Mayance, de Pixelnest, « ça manque de droit de réponse : si on répond à une évaluation, presque personne ne le voit. Ou alors parfois, quelqu’un laisse une mauvaise note parce que le jeu ne marche pas chez lui. On va l’aider à résoudre le problème, mais il ne va pas mettre son évaluation à jour ».