Violences policières : saisine collective du défenseur des droits
Violences policières : saisine collective du défenseur des droits
Par Julia Pascual
Soixante-six personnes ont témoigné avoir été victimes de violences policières lors des manifestations contre la loi travail. Elles souhaitent une enquête indépendante.
Des policiers tiennent un manifestant à terre, le 28 juin. | THOMAS SAMSON / AFP
Alors que les opposants à la loi travail devaient faire leur rentrée lors d’une nouvelle journée de manifestation, jeudi 15 septembre, un épais dossier a été déposé cet été sur le bureau du défenseur des droits, Jacques Toubon.
Il dresse un éloquent inventaire des violences policières essuyées par des personnes mobilisées contre la loi El Khomri depuis le printemps. Le groupe Défense collective, qui apporte un soutien juridique aux manifestants arrêtés et qui est à l’origine de cette saisine, a choisi de rendre public le dossier, mercredi 14 septembre, à la veille de la reprise des hostilités.
La politique de maintien de l’ordre mise en œuvre pendant le mouvement social a souvent fait l’objet de critiques, notamment lorsque des manifestants ont été blessés, mais c’est la première fois qu’une démarche collective voit le jour. Au total, ce sont 66 personnes qui ont saisi le défenseur des droits, le 19 juillet, et qui demandent à cette autorité indépendante d’enquêter sur les violences dont elles ont été victimes.
Le défenseur a confirmé que son pôle « déontologie de la sécurité » s’était emparé du dossier. A travers les témoignages accumulés, et que Le Monde a pu consulter, on retrouve principalement des accusations d’usage disproportionné de la force et d’utilisation non réglementaire d’armes, occasionnant surtout des fractures, des brûlures et des contusions.
« Roué de coups de matraque »
Dominique B., manifestant de 57 ans, raconte par exemple, photos à l’appui, avoir été atteint par un tir tendu de grenade lacrymogène le 19 mai à Paris. Celle-ci aurait percuté son tibia gauche, « provoquant une fracture ouverte » qui a nécessité une opération et la pose d’une broche de 33 centimètres.
Un jeune mineur, Arthur D., venu manifester le 9 avril avec sa mère et sa sœur à Paris, dit avoir essuyé un tir de lanceur de balles de défense qui lui a fracturé le nez en plusieurs endroits. Un certificat médical atteste de sa blessure.
Un jeune de 25 ans, Thibaud M., assure pour sa part avoir été « roué de coups de matraque » le 1er mai à Paris. Il joint à son récit plusieurs attestations de témoins, un certificat médical décrivant plusieurs hématomes, ecchymoses et éraflures, et une photo parue en « une » du quotidien L’Humanité et où il apparaît au sol tandis que plusieurs policiers en civil se ruent sur lui.
Une autre victime, Joël L., 56 ans, s’est vu délivrer cinq jours d’arrêt de travail après avoir subi un tir de lance-grenades, en mai : « Je filmais l’arrestation d’un jeune homme lorsque des CRS m’ont visé délibérément », décrit-il.
« La volonté d’humilier »
Pour l’avocat Raphaël Kempf, qui a l’habitude de défendre des manifestants interpellés, « on a vraiment le sentiment d’un usage quasi systématique de la violence, avec souvent la volonté d’humilier ».
C’est par exemple ce qu’a vécu Yves M., un manifestant de 38 ans. Lors d’un contrôle d’identité, en juin, à Paris, des policiers lui auraient répété qu’ils allaient lui « casser la bouche », l’auraient traité de « caillasseur de pères de famille » avant qu’un agent ne procède à une fouille très intrusive : « Il me palpe le sexe, le malaxe plusieurs fois », dit Yves M., qui finit « en sanglots ». Ses affaires personnelles auraient également été jetées à terre et son téléphone portable fouillé avant d’être piétiné.
« On a aussi des témoignages qui mettent en évidence la façon dont les manifestations ont été encadrées, ou plutôt réprimées, avec des charges intempestives sans sommation ou un usage excessif de gaz lacrymogènes », ajoute un membre de Défense collective, qui a réalisé plusieurs appels à témoignages.
Marie-Christine K., 55 ans, explique ainsi avoir participé à la manifestation du 5 juillet à Paris et avoir été « encagée » ou « nassée pendant plus de trois heures sur le pont de la Concorde ». Elle ajoute avoir remarqué « qu’aucun CRS ou gendarme mobile ne portait de matricule ».
« Pouvoirs d’enquête »
C’est d’ailleurs un point qui apparaît à plusieurs reprises dans les témoignages selon lesquels des forces de l’ordre ne respectent pas l’obligation de port de leur matricule. De nombreuses captures d’écran de vidéos ont été jointes à la saisine du défenseur des droits, qui en attestent. On peut y voir notamment des policiers qui interviennent sans brassard permettant de les identifier. Certains ont le visage totalement dissimulé par un casque ou une cagoule. Ces images montrent aussi des scènes au cours desquelles les forces de l’ordre semblent interpeller des manifestants sans que ceux-ci ne présentent une menace ou s’en prennent à des journalistes.
Parmi les 66 victimes qui ont saisi le défenseur des droits, neuf ont aussi déposé une plainte auprès de la police des polices, l’Inspection générale de la police nationale. La démarche auprès de Jacques Toubon « vise à solliciter une autorité indépendante qui ne soit pas la police des polices ou le procureur de la République, qui travaille souvent avec les policiers, explique Me Kempf. Le défenseur a des pouvoirs d’enquête, il peut auditionner des policiers ou des témoins, se faire remettre des documents. Et il peut faire des recommandations ou demander des sanctions s’il constate des manquements à la déontologie ».