Alstom ou le « mentir-vrai »
Alstom ou le « mentir-vrai »
Editorial. Le sauvetage de l’usine de Belfort du constructeur de trains est particulièrement coûteux et la méthode contestable sur le fond.
L’usine Alstom de Belfort, le 4 octobre. | SEBASTIEN BOZON / AFP
Editorial du « Monde ». Même L’Humanité n’est pas dupe. Au lendemain de l’annonce du plan Alstom, le quotidien communiste dénonce « un sauvetage express, sans stratégie gouvernementale » et se demande si les promesses faites aux ouvriers survivront aux échéances de 2017.
Alstom est un cas d’école des pathologies françaises. On comprend l’empressement du gouvernement à trouver une solution pour le site historique de Belfort, surtout à quelques mois de la présidentielle, après un quinquennat axé sur le redressement industriel. Manuel Valls se souvient de Lionel Jospin, premier ministre en 1999, et de cette expression qui lui fut sans cesse reprochée ensuite : à propos d’un plan social chez Michelin, il avait déclaré qu’« il ne [fallait] pas tout attendre de l’Etat ». Cette vérité reste indicible, et l’exécutif s’est donc employé à agir. Au risque de faire un peu n’importe quoi.
La solution retenue est notamment d’acheter à Alstom 15 rames de TGV pour un prix de 450 millions d’euros, afin de donner du travail jusqu’en 2020 à Belfort, qui fabrique les motrices. Ce choix est techniquement surprenant. La France va faire rouler à moins de 200 km/h des trains conçus pour une vitesse de 320 km/h sur la ligne intercités Bordeaux-Marseille. Ils n’auront pas d’utilité réelle avant 2025, date à laquelle les lignes à grande vitesse dans le Sud-Ouest sont censées être construites.
Un choix coûteux : un TGV se vend deux fois plus cher qu’un train normal et son exploitation coûte 30 % de plus. Tout cela pour éviter le déplacement de 400 salariés de Belfort sur le site de Reichshoffen, distant de 200 kilomètres.
Une aide d’Etat déguisée
Cette commande express tord les règles européennes de la concurrence : il s’agit d’une aide d’Etat déguisée et les cyniques ne manqueront pas de dénoncer « Bruxelles », lorsque la Commission demandera in fine le remboursement des aides perçues ou remettra en cause un contrat sans objet sérieux. « Nous assumons le rôle de l’Etat stratège », s’est défendu, à l’Assemblée, Manuel Valls. En effet, l’Etat se doit d’être stratège et de défendre l’intérêt collectif quand le marché est aveugle. Le premier ministre aurait pu lire l’enseignement du Prix Nobel 2014 d’économie, Jean Tirole (Economie du bien commun, PUF) sur les combats emblématiques dans les usines : « Le biais de la victime identifiable, si humain soit-il, affecte les politiques publiques… Les médias couvrent le combat de CDI sur le point de perdre leur emploi ; ces victimes ont un visage. Ceux et celles, en bien plus grand nombre, galérant en période de chômage, emplois aidés ou CDD, n’en ont pas. Ils ne sont que des statistiques. » Les statistiques, ce sont les 50 000 chômeurs en plus qu’a connus la France en août, qui signent l’échec de la politique de l’emploi du quinquennat. Si l’on avait dépensé autant pour eux que pour les Alstom – un million d’euro par déménagement évité —, l’addition aurait dépassé les 50 milliards d’euros.
Il n’est même pas certain que cette stratégie politique se révèle électoralement payante. Le Front national a viré en tête dans le territoire de Belfort aux élections régionales, avec plus de 34,8 % des voix. La direction d’Alstom, biberonnée à la commande publique, peut être satisfaite de son chantage à l’emploi, les ouvriers d’Alstom peuvent être soulagés, mais les autres ouvriers français seront sans illusions sur ce « mentir-vrai » de Manuel Valls, qui trahit celui qu’il appelle son mentor, Michel Rocard.