Haïti après l’ouragan Matthew : « Je vois surtout un pays affaibli, délaissé, ignoré »
Haïti après l’ouragan Matthew : « Je vois surtout un pays affaibli, délaissé, ignoré », estime Raoul Peck
Propos recueillis par Jean-Michel Caroit (Saint-Domingue, correspondant)
Cinéaste et ancien ministre de la culture d’Haïti entre 1995 et 1997, Raoul Peck est l’auteur d’Assistance mortelle, un documentaire sur le détournement de l’aide humanitaire après le séisme de 2010. Depuis l’île sinistrée, il témoigne.
Après le passage de l’ouragan Matthew à Jérémie, dans l’ouest de l’île d’Haïti, vendredi 7 octobre. | HECTOR RETAMAL / AFP
Réalisateur et producteur de cinéma, Raoul Peck a été ministre de la culture d’Haïti entre 1995 et 1997. Il a notamment réalisé Lumumba et Assistance mortelle, un documentaire sur le détournement de l’aide internationale après le séisme de 2010. Depuis l’île sinistrée, il insiste sur les attentes de la société civile haïtienne.
Le gouvernement haïtien entend contrôler l’aide humanitaire qui converge vers l’île. Les leçons du détournement de l’aide d’urgence, à la suite du tremblement de terre de 2010, ont-elles été tirées ?
Depuis 2010, les autorités haïtiennes et la société civile ont fait des efforts et des progrès pour être à la hauteur de ce genre de catastrophe et mieux les anticiper. Nous espérons tous qu’il en sera de même avec les intervenants internationaux en train de débarquer. Les autorités nationales semblent gérer correctement la situation. Le président compte sur une plus grande coordination de l’aide internationale dans le respect de la souveraineté du pays. Je vois des efforts ici et là pour acheminer directement les aides aux autorités nationales et locales. Ces aides devraient aller rapidement soulager la population puis rétablir les infrastructures démolies à 80 % dans certaines localités.
L’ouragan Matthew oblige à un nouveau report des élections. Les autorités provisoires vous semblent-elles en mesure d’affronter cette nouvelle catastrophe ?
Un certain nombre des lieux de vote se trouvaient dans des écoles, des églises, ou d’autres bâtiments solides. Une large part des populations sinistrées y est réfugiée. Les routes sont souvent impraticables. J’essaie de rejoindre Port-à-Piment [la pointe ouest de l’île], mais plusieurs ponts sont tombés et la route, jonchée de déchets, est impraticable même en moto. Des engins lourds sont en route mais cela risque de prendre des jours, voire des semaines. Dans ces conditions, je ne vois pas comment organiser des élections avec une bonne part de la population traumatisée et devant d’abord subvenir à leurs besoins pressants et leur survie. Le conseil électoral a annoncé qu’il pourra rapidement fixer une nouvelle date, une fois qu’un constat précis des dégâts et de leurs conséquences sera établi. Les élections repoussées de ce dimanche sont financées par l’Etat haïtien. C’est un acte souverain fort.
Pourquoi Haïti a été incapable de sortir de la crise politique depuis la fin de la dictature il y a trente ans ?
Cette spirale, si elle existe, n’est pas exclusivement de la faute des Haïtiens ni de leurs élus. Nous payons également une ingérence étrangère qui n’a jamais cessé depuis la fondation même de cette République rebelle. On n’a jamais cessé de nous faire payer qu’une armée d’esclaves ait mené la guerre aux trois grandes puissances esclavagistes de l’époque (France, Espagne, Angleterre) et se libère pour fonder la première nation libre des Amériques ! Cette impertinence a été sanctionnée par une dette colossale qui a condamné l’économie de la jeune nation, d’un embargo dévastateur puis d’une ingérence sans discontinuité depuis 1804.
Haïti est un pays certes compliqué. On ne sort pas facilement de plus de trente années de dictature. Je vois surtout un pays affaibli, délaissé, ignoré. Nos conflits politiques locaux, la corruption, la baisse des valeurs, la décrédibilisation des politiques ? Nous souffrons de tous ces phénomènes. La multiplication des partis politiques et des hommes et femmes politiques providentiels n’est pas une exclusivité haïtienne. Les citoyens haïtiens tiennent à leurs élections et ne règlent pas leurs luttes politiques à coup de Kalachnikov !
La communauté internationale et les ONG mobilisés pour porter secours aux Haïtiens peuvent-elles éviter les erreurs du passé ?
Des conventions internationales existent, qui dictent la marche à suivre dans ce genre de situation. Par exemple la déclaration de Paris et le programme d’action d’Accra, basés sur le principe de « Do no Harm » (ne pas nuire), décrivent les critères d’engagements des donateurs et des partenaires de développement dans des États fragiles.
Souvent ces organismes sont les premiers à violer leurs propres règles de gouvernance. La propension de certains chefs de projet sur le terrain à s’affubler d’une espèce de supériorité morale est risible. Accuser à tout bout de champ des États déjà faibles, de corruption, d’incapacité, et de manque de gouvernance, alors qu’on véhicule soi-même une bonne partie de ces dysfonctionnements, est insupportable. Dernier exemple : la responsabilité avérée des Nations Unis dans le déclenchement de l’épidémie de choléra en Haïti qui a tué plus de 10 000 personnes. Aucune famille n’a été dédommagée malgré les procès et les protestations.
L’écart entre Haïti et la République dominicaine n’a cessé de se creuser depuis trente ans. L’impact des catastrophes naturelles n’explique pas tout. Quelle est la responsabilité des élites haïtiennes ?
Pourquoi les élites haïtiennes seraient-elles moins aveugles, moins prédatrices, moins impitoyables que les autres « élites » autour du monde ? Le problème majeur est que face à ces « profiteurs », nos institutions n’ont pas encore réussi à se consolider depuis la chute de la dictature. La bataille démocratique de ces 30 dernières années n’a été ni facile ni exempte d’erreurs et d’échecs. La société civile est aujourd’hui épuisée et parfois désabusée. S’il y a des mesures immédiates à prendre, parallèlement aux divers apports à l’État haïtien, ce serait de soutenir les nombreuses initiatives citoyennes qui existent dans le pays et qui fonctionnent avec des moyens rudimentaires.
Matthew est une nouvelle catastrophe naturelle qui frappe Haïti, après le séisme et le choléra. Cette île est-elle maudite, comme le proclamait un pasteur américain en 2010 ?
Ce cliché de « pays maudit » est un signe de paresse intellectuelle, c’est une manière rapide et pratique d’occulter la vraie histoire de ce pays, les sources bien réelles de sa situation actuelle, ainsi que la responsabilité des uns et des autres dans cette histoire. Il n’y a rien de maudit dans tout cela. Il y a l’histoire tout simplement, avec toutes ses contradictions. L’aide qu’on apporte à Haïti depuis des décennies est contradictoire, aléatoire et paternaliste.
Ouragan Matthew : « Haïti risque une nouvelle épidémie de choléra »
Durée : 03:02