Comment endiguer les milices qui ont débordé les armées africaines ?
Comment endiguer les milices qui ont débordé les armées africaines ?
Par Jean-Pierre Bat (historien, spécialiste de l’Afrique), Joan Tilouine
Ils n’ont pas de véritables uniformes mais font souvent la loi. Pour désarmer les milices, en RDC, en Centrafrique ou autour du lac Tchad, la solution est locale.
Au barrage, un homme à l’uniforme méconnaissable, tenant une kalachnikov, arrête les voitures et procède avec autorité à la fouille. Les autres soldats portent tous des uniformes différents et aucun insigne lisible. En repartant, le chauffeur souffle discrètement à son passager, sans plus de détails : « Les milices. » Un sentiment de déjà-vu domine la scène.
En Afrique, les milices sont-elles devenues l’avers des forces armées régulières, traditionnellement détentrices du monopole de la force ? C’est du moins sur cette hypothèse que travaillent les réformes des armées, d’Abidjan à Bangui en passant par Kinshasa, sous l’égide des organisations internationales et de leurs bailleurs de fonds. A l’image de leurs sœurs aînées qui ont défrayé la chronique depuis des décennies, les milices ne seraient que des bandes armées au service d’un candidat lancé à la conquête du pouvoir par la force. Elles se sont pourtant de plus en plus muées en supplétifs des forces de l’ordre ralliées par telle ou telle faction politique, dans les rues des grandes villes africaines.
Pacte renégocié avec l’Etat
C’est sur cette analyse que se sont fondés les Programmes de désarmement, de démobilisation et de réinsertion (DDR), qui se veulent les garants des conditions matérielles du retour à la paix, comme en Côte d’Ivoire ou en Centrafrique. Ces programmes constituent habituellement un volet de « liquidation » de certaines interventions françaises en Afrique menées avec des forces armées locales.
Limiter les milices à la dimension de part d’ombre des guerres africaines pose donc question. Et si les milices se définissaient d’abord, à cause de leur emprise territoriale, et plus particulièrement dans des zones frontalières, comme partie prenante d’un pacte perpétuellement renégocié avec l’Etat central ?
Les urgences sécuritaires de l’Afrique mettent au jour une autre appréhension du phénomène milicien, indissociablement lié au phénomène militaire. A la suite des événements survenus autour d’Addis-Abeba en octobre, le régime a procédé au rappel de plusieurs unités de la zone frontalière avec la Somalie. Le front de l’Ogaden n’est pourtant pas si dégarni qu’il y paraît face à la menace des Chabab en Somalie.
La région est tenue par des milices locales, chapeautées par la « Liyu Police », c’est-à-dire les forces de l’ordre régionales… décriées et tenues par la vox populi éthiopienne comme le prolongement des éléments paramilitaires mobilisés par le président de région. Ce recyclage, politiquement négocié, s’intègre in fine dans la mosaïque des forces armées du gouvernement de l’Ethiopie.
Ces dernières années, autour du lac Tchad, des escouades de villageois officiellement équipés d’armes traditionnelles se sont structurées. Elles ont acquis une expérience éprouvée au fil des ans, au gré des menaces de rébellions du Tchad, du Soudan et de la Centrafrique, et du grand banditisme. Ces milices d’autodéfense villageoises s’étaient initialement organisées de manière autonome et artisanale contre les zargina, ou coupeurs de route du nord du Cameroun, des groupes violents armés de kalachnikovs.
Aujourd’hui, de Maïduguri à Bol, en passant par Maroua, les comités de vigilance sont en première ligne dans la lutte contre Boko Haram, encouragés par le pouvoir central et les gouvernements locaux. A l’extrême nord du Cameroun – officiellement en guerre contre Boko Haram depuis 2014 –, ils sont devenus des véritables compléments des unités d’élite (BIR), incontournables en termes de récolte de renseignements et d’aiguilleurs des opérations militaires.
Plus au nord, au Soudan d’Omar Al-Béchir, Khartoum s’appuie sur des milices arabes, janjawid, pour appuyer localement son armée dans les opérations au Darfour, où il est accusé par la Cour pénale internationale de « génocide » et « crime contre l’humanité ». Le régime soudanais a ainsi artificiellement créé des rivalités ethniques en martelant une rhétorique suprémaciste arabe sur les ethnies africaines pour légitimer l’usage de ses milices. Les Janjawid entretiennent localement la brutalité de l’armée soudanaise pour maintenir l’emprise, à défaut de la souveraineté, de Khartoum sur ce territoire.
Solutions locales ?
La question du contrôle du territoire se niche au cœur du phénomène milicien : la variable réside dans l’usage politique local qui en est fait. Car c’est bien au niveau des structures de gouvernance locales que les enjeux, parfois d’apparence picrocholine vu de la capitale ou de l’étranger, se cristallisent. Un phénomène milicien qui entremêle politique, intérêts économiques et conséquences sociales dans des zones le plus souvent adossées à des frontières.
Dans l’est de la République démocratique du Congo (RDC), le parc naturel de Kahuzi-Biega (PNKB), au cœur du royaume shi, est un terrain propice à l’observation de ce phénomène milicien depuis les guerres des Grands-Lacs des années 1990. A tel point que la forêt a pu servir de lieu de refuge récurrent, notamment aux miliciens génocidaires Interahamwe qui avaient fui le Rwanda et s’étaient repliés dans cette zone riche en ressources naturelles et hors du contrôle de Kinshasa.
Une solution originale a été trouvée, en accord avec les autorités locales. Dans le double but d’assurer la sécurité de la zone et de contribuer à la protection patrimoniale de l’environnement, des gardes forestiers sont formés dès 2015 par le PNKB : la première promotion de 110 écogardes a pris ses fonctions en juillet. Le gros du contingent est constitué d’anciens miliciens, mercenaires déracinés en quête d’opportunités. Ils ont servi dans les rangs de différentes milices depuis deux décennies de conflits qui ont ravagé la région des Grands-Lacs.
A travers ce programme, les autorités du PNKB et du royaume shi ont cherché à assurer la réintégration de ces miliciens grâce au développement économique de leur région autour de la forêt plutôt que d’ignorer ce phénomène social sur leur territoire et de laisser se dégrader la situation.
Une manière de démontrer que, face aux programmes de démilitarisation et de réintégration mis en avant par les gouvernements et la communauté internationale, c’est parfois dans les champs, les déserts, les montagnes et les forêts que les solutions émergent. A condition que les acteurs locaux s’emparent du problème et mobilisent les structures traditionnelles, en harmonie avec leur environnement politique régional souvent transfrontalier. Et ce, en lien avec les acteurs impliqués à l’échelle internationale.
Car, au niveau national, les rivalités entre les gouvernements concernés, qui ont tendance à instrumentaliser ces milices de part et d’autre des frontières, font souvent partie du problème. Tout le défi pour les acteurs locaux et internationaux est d’intégrer habilement l’Etat central tout en le contournant pour optimiser la résolution des conflits.