« Ce qui compte chez Dylan, c’est sa manière d’approcher les mots, les penser, les transformer »
« Ce qui compte chez Dylan, c’est sa manière d’approcher les mots, les penser, les transformer »
Propos recueillis par Bruno Lesprit
En 2011, « Le Monde » avait interrogé le critique américain Greil Marcus, qui a consacré trois livres au chanteur américain.
Bob Dylan en juillet 1978. | PIERRE GUILLAUD / AFP
En 2011, dans un numéro hors-série consacré à Bob Dylan (« Bob Dylan, à la poursuite d’une légende », 124 p., 7,90 €), Le Monde avait interrogé Greil Marcus, journaliste et critique musical californien, auteur d’une quinzaine d’ouvrages, dont beaucoup consacrés au rock et à la pop et considérés comme des références en matière de réflexion sur la portée culturelle, politique et sociale de ces genres. Ancien rédacteur en chef du magazine américain Rolling Stone, collaborateur de Creem, de l’hebdomadaire new-yorkais The Village Voice, Greil Marcus a consacré trois livres à Bob Dylan.
Qui est Bob Dylan ? Après plus de quarante ans d’écrits, en avez-vous aujourd’hui une idée un peu plus précise ?
Greil Marcus : On disait fréquemment, au début de son histoire, que le plus grand talent de Bob Dylan était de semer la confusion dans les esprits. Ensuite, on a raconté qu’il était une créature de masques, ou un caméléon - on a même pu dire qu’il était totalement dépourvu d’identité. La dernière mode consiste à le condamner et à le dénigrer en tant que plagiaire. Parfois à le célébrer comme maître de la citation, artiste de collage à la manière du peintre et poète allemand Kurt Schwitters, voire de Walter Benjamin, dont la grande ambition non réalisée était de produire un immense et original travail philosophique, constitué entièrement de citations.
Il me semble qu’en tant qu’artiste - et peu importe, finalement, qui il est dans son époque ou dans sa vie privée -, Bob Dylan est une voix. Ce qui compte dans ce qu’il fait est sa manière d’approcher les mots, de les penser, de les transformer et de les faire résonner quand il les chante. Et il fait cela avec un sens de l’invention et du défi, avec une audace et un humour qui annulent toutes les interrogations sur les capacités de ses cordes vocales. Ou celles qui consistent à savoir qui est le premier à avoir utilisé les expressions que lui-même emploie.
Alors qu’il est considéré comme l’auteur le plus influent de l’histoire du rock...
On peut toujours le considérer comme on veut mais j’ai toujours trouvé stupide d’affirmer l’importance de quelqu’un à partir de son influence sur des gens moins intéressants que lui. Dylan est incontestablement l’auteur qui a été le plus imité dans l’histoire de la musique populaire moderne, et alors ? Et que signifie « influent » ? Influent sur les autres auteurs, chanteurs, musiciens, ou influent sur la façon de vivre de ceux qui écoutent sa musique ?
On a souvent évoqué ses métamorphoses et ses trahisons. Le recueil de vos écrits fait apparaître, au contraire, une constance...
Il y a en effet une constance dans sa musique : c’est la recherche d’une voix américaine capable de faire vibrer l’esprit démocratique chez les gens.
Les spectateurs ont pu être déçus par sa manière de chanter et de déconstruire ses chansons en concert. Vous expliquez, au contraire, que c’est le seul moyen de les rendre vivantes. Il se projette dans l’avenir en regardant en arrière...
Je ne pense pas qu’on puisse être déçu que Dylan change ses chansons en les interprétant de différentes manières. Je n’ai par exemple jamais aimé Blowin’ in the Wind, telle qu’elle existe sur l’album The Freewheelin’ Bob Dylan mais j’ai entendu Dylan la jouer d’une demi-douzaine de façons différentes : douce, contemplative, féroce, hésitante, précise, négligente. Et j’ai dû reconsidérer cette chanson que je pensais ne pas aimer.
Dans votre anthologie, on trouve cette phrase : « En raison de ce qui s’est passé au milieu des années 1960, notre destin est lié à celui de Dylan, que cela lui plaise, nous plaise, ou non. » Que vouliez-vous dire exactement ? Est-ce encore le cas aujourd’hui ?
Quand j’ai écrit cela, en 1970, il était encore possible de parler du public de la pop music comme d’une collectivité - en présupposant que ce « nous » était connu, connaissable, identifiable et qu’il s’auto-identifiait comme tel. Cela n’est plus vrai depuis longtemps. Néanmoins ses albums restent si singuliers, puissants et, dans leur genre, indépassables, que je continue de penser que ce que j’écrivais alors est toujours vrai à certains égards. D’autant que « notre » destin - « notre » pouvant se référer à l’ensemble des Américains, aux citoyens des démocraties occidentales comme aux habitants de la Terre - est, d’une certaine manière, toujours lié à certaines déclarations ou écrits d’Abraham Lincoln.
Quand la légende vivante de Dylan a-t-elle débuté ? Etiez-vous conscient de l’importance du personnage à ce moment ? Ou cela vous est-il apparu rétrospectivement ?
Pour beaucoup de gens d’horizons différents, Dylan était une figure légendaire vers 1964. C’était quelqu’un autour duquel on racontait des histoires, des histoires qui, dans certains cas, pouvaient même s’avérer exactes. Le chanteur Bobby Darin a déclaré un jour : « Je veux devenir une légende à l’âge de 25 ans. » Il n’y est pas arrivé, Dylan si.
Dylan semblait finalement moins impliqué dans la scène que dans la musique folk. Que représente la « folk music » pour les Américains ?
Dans ses Chroniques [vol.1, 2004], il montre de manière à la fois claire et complexe qu’il était profondément impliqué dans la scène folk. Il nous dit qui était qui, où, quand et comment cela s’est passé. Cela dit, il était encore plus profondément captivé par la musique folk elle-même. Pour la plupart des Américains, la folk music signifie probablement les chansons qu’on vous obligeait à chanter à l’école primaire. Ou des chansons de cow-boy. Ou des chansons enfantines comme Froggy Went a Courtin’, qu’Elvis Presley a enregistrée. Jusqu’à ce qu’ils tombent sur quelque chose qui les choque et qu’ils sentent la terre se dérober sous leurs pieds. On va alors entendre : « Mais qu’est que c’est ? » et ils vont commencer à s’y intéresser.
Quels sont, selon vous, ses albums surestimés ? Sous-estimés ?
Modern Times (2006) est totalement surestimé, à l’exception de Ain’t Talkin’. Pratiquement tous les albums des années 1980 l’ont ridiculement été. Chacun était célébré dans Rolling Stone et dans le New York Times, sur le mode : « Ça y est ! C’est son vrai come-back ! Pas comme lors du précédent album, où nous avions déjà écrit que c’était son vrai come-back ! » Good As I Been to You et World Gone Wrong, en 1992 et 1993, sont de grands disques qui restent sous-estimés parce que, jusqu’à aujourd’hui, peu de gens les ont écoutés en estimant qu’ils n’étaient que des bouquets de reprises de vieux folk et de blues.