Tom Cruise mis à nu
Tom Cruise mis à nu
M le magazine du Monde
D’icône des années Reagan, Tom Cruise était devenu avec « Top Gun » le symbole d’une homosexualité à peine cachée. Depuis 2011, il acquiert une nouvelle peau : celle du héros musclé de film d’action.
C’est le leitmotiv de Jack Reacher : Never go back (en salles le 19 octobre), le nouveau film avec Tom Cruise. A chaque fois qu’on l’interpelle par son titre de policier militaire, l’acteur précise : « Ex ! » C’est sa manière de signifier qu’il a beau mener une enquête sur une organisation paramilitaire se livrant au trafic d’armes en Afghanistan – et ce pour le compte d’une haut gradée victime d’un complot – son personnage est bien sorti du giron de l’armée. Son uniforme a laissé place à une autre tenue : rangers aux pieds, jean, tee-shirt blanc, muscles saillants, cheveux d’une longueur acceptable, ni trop courts ni trop longs. Exhiber son uniforme ou, au contraire, en faire fi et dévoiler ce qu’il dissimule…
JACK REACHER 2 "Never Go Back" - Bande Annonce VF + VOST (Tom Cruise - Action, 2016)
Durée : 04:37
Ce rapport au corps reste l’une des grandes histoires de Tom Cruise à l’écran. Et ce depuis Top Gun en 1986, le film qui l’aura placé au firmament d’un box-office dont il n’est descendu, en partie, qu’au milieu des années 2000. Cette fiction emblématique des années Reagan était devenue une croix lourde à porter pour l’acteur. Un poids tel qu’il avait tenu à conjurer le sort, en incarnant un sénateur républicain néoconservateur dans Lions et Agneaux (2007) de Robert Redford. Devant une Meryl Streep médusée, il détaillait sa stratégie de guerre en Afghanistan. Dans le bureau de ce sénateur rendu crédible, humain, pondéré et monstrueux par un comédien de génie, on apercevait une photo de l’acteur dans Top Gun. Une manière pour le comédien d’en finir avec un rôle trop encombrant, qui n’avait plus sa place dans l’histoire contemporaine, celle, autrement moins séduisante, des bourbiers afghan et irakien sous le président George W. Bush.
Tomber la chemise
On a du mal aujourd’hui à se souvenir de ce qu’incarnait Tom Cruise avant Top Gun, dans ce cinéma américain de la première moitié des années 1980. Loin du superhéros qu’il est devenu ces dernières années, il interprétait dans Outsiders de Coppola ou Risky Business de Paul Brickman ce qu’il est convenu d’appeler le « boy next door », un garçon comme les autres. Tout a changé avec Top Gun, le premier film dans lequel Tom Cruise laisse tomber sa chemise.
« Vanilla Sky », de Cameron Crowe. | Prod DB © Cruise Wagner-Vinyl Films
Le sous-texte homoérotique de Top Gun est longtemps resté une blague de potache, relayée d’abord par Quentin Tarantino au début des années 1990. Pour le réalisateur de Pulp Fiction, Top Gun n’est pas une œuvre de propagande à la gloire de l’armée de l’air, comme on l’a souvent présentée de manière schématique. Quentin Tarantino voit en Tony Scott un auteur à part entière et en son film le récit d’un jeune pilote rétif à sortir du placard, découvrant son homosexualité en même temps qu’il obtenait ses premiers galons d’as de l’aviation. Torse nu, les pectoraux en sueur dans le soleil couchant, en pleine partie de volley-ball avec ses camarades de l’armée, le personnage incarné par Tom Cruise saisissait que piloter un avion de chasse est un apprentissage, un talent et, aussi, un mode de vie.
« Top Gun », selon Quentin Tarantion :
Topgun according to Tarantino
Durée : 02:22
Il n’en fallait pas davantage à Tarantino pour conclure, dans une scène du film Sleep With Me que « Top Gun est l’histoire d’un type qui se débat contre sa propre homosexualité. D’un côté, il y a Maverick, le pilote incarné par Tom Cruise, un type toujours au bord du précipice. De l’autre, Iceman, l’autre pilote interprété par Val Kilmer, et ses potes. Ils sont là, à tenter Maverick, à lui dire de façon insidieuse : viens, viens, rejoins-nous dans la voie gay. » Avec ce film, Tom Cruise s’inscrit ainsi dans une autre généalogie de l’histoire du cinéma : en blouson de cuir, sur sa moto, devant un soleil orangé, il trouvait sa place au côté des bikers de Scorpio Rising de Kenneth Anger, le manifeste d’un cinéma underground et d’une sexualité minoritaire.
Et Tom Cruise remplaça Stallone…
Depuis Top Gun, l’acteur américain n’a plus cherché à se rhabiller. Une donnée qu’avait intégrée Stanley Kubrick dans Eyes Wide Shut (1999). Dans ce film, Tom Cruise s’installe dans un rôle de voyeur, régulièrement torse nu, témoin de l’effondrement de son couple et des parties fines de sa femme. Dans Open Secret, Gay Hollywood 1928-2000, une histoire de l’homosexualité dans le cinéma américain (inédite en France), David Ehrenstein incluait Cruise. La manière dont l’acteur, dans le film de Kubrick, était pris à partie par une bande de jeunes pour ses orientations sexuelles ou se faisait draguer par le réceptionniste d’un hôtel suffisait aux yeux de l’auteur, surtout après Top Gun, à placer la star dans une zone grise. La question de son orientation sexuelle se posait, à l’écran s’entend.
Dans « Jack Reacher : Never Go Back », Tom Cruise incarne un héros aussi musclé qu’asexué. | David James/Paramount Pictures
C’est une évidence, tant dans son nouveau film, Jack Reacher : Never Go Back, que dans les plus récents (Mission : impossible. Protocole fantôme, 2011 ; Rock Forever, 2012, où il incarne une star du metal ; Mission : impossible. Rogue Nation, 2015) : Tom Cruise, largement déshabillé, apparaît désormais dans un emploi proche de celui que tenait Sylvester Stallone dans les années 1980. Une transformation qui s’est accélérée après son crash de 2005, quand Cruise s’est mis à sauter de manière frénétique sur un canapé lors de l’émission d’Oprah Winfrey pour déclarer sa flamme à l’actrice Katie Holmes. L’extrait fut repris en boucle sur le Web. Cruise, qui découvrait ainsi l’impossibilité de se cacher à l’époque d’Internet, tournait le dos à ses choix passés – travailler sous la direction de Spielberg, Michael Mann ou De Palma – pour se transformer en héros de film d’action.
Au culte de son corps s’est superposé le culte de l’abstinence. Tom Cruise est devenu un titan ascétique. Il suffit de le regarder dans Jack Reacher : Never Go Back. Son personnage est en couple, partage avec une femme une chambre d’hôtel, mais n’esquisse jamais le moindre geste, ne semble jamais éprouver le moindre désir. Surpuissant dans la démonstration de ses qualités de combattant, il paraît impuissant dans l’intimité. Seul, aussi, vide, robotique. L’une des dernières stars de cinéma est aussi la première à autant se préoccuper de son corps tout en ignorant sa chair.