L’AFRIQUE INTIME Non à l’impératif de virginité, au nom de toutes les miennes
L’AFRIQUE INTIME Non à l’impératif de virginité, au nom de toutes les miennes
Par Axelle Jah Njiké (chroniqueuse Le Monde Afrique)
Notre chroniqueuse dénonce le contrôle qui perdure sur le corps des femmes et leur sexualité au nom de leur hymen et de leur « honneur ».
Je suis la première des femmes de ma lignée maternelle à savoir lire et écrire. La première ayant pu choisir sa grossesse et celui qui allait devenir le père de son enfant. Contrairement à ma mère, ma grand-mère, et toutes les femmes de ma famille avant moi, je ne me suis pas vu imposer un mariage dont je ne voulais pas, me contraignant à partager mon « époux » avec des coépouses, qu’elles soient 5 ou… 75.
Je suis la première dont la vie d’épouse ne fut pas une succession de viols déguisés en relations conjugales. La première à ne pas m’être mariée vierge, condamnée à incarner l’honneur et le capital marchand de ma famille.
J’ai pu faire l’amour avant de choisir un conjoint « pour la vie ».
Disposer librement de son être
Le mariage de ma mère était arrangé depuis des années. Depuis sa naissance en fait. Parce qu’elle était née fille au sein de la dynastie des chefs supérieurs Bangangte, dans la province de l’ouest du Cameroun habité par les Bamileke, il ne pouvait en être autrement. Ainsi en allait-il du sort des fillettes dans les années 1940 dans sa famille. Sa grande beauté et son teint très clair la destinaient à une grande « union », échéance inéluctable dont elle ignorait tout jusqu’au jour où son père lui annonça son départ pour Douala, lieu de son nouveau foyer. Ma mère eut beau pleurer, tempêter, hurler, proposer de se soumettre à la volonté de son père si on la laissait aller à l’école, au moins le temps d’apprendre à lire et à écrire, rien n’y fit. Dans son monde, les femmes n’avaient pas leur mot à dire. Les hommes épousaient des femmes plus jeunes qu’eux. Et les filles étaient sommées de se plier à la volonté de leur père. L’âge venu de se marier – pour ma mère, ce fut à 12 ans –, l’union imposée scellait une alliance avec une famille avantageant les intérêts de tout un clan. Ainsi, de génération en génération, elles n’avaient pas la possibilité d’inventer une existence qui leur ressemblerait.
Avant sa « nuit de noces », ma mère ne s’était jamais retrouvée seule dans une chambre avec un homme, porte fermée. Elle n’avait jamais vu un homme nu. Un sexe d’homme. Elle n’avait pas été préparée à coucher son corps dévêtu contre celui d’un autre, qu’elle n’avait en l’occurrence pas choisi, dans une intimité dont elle ne savait rien. Personne ne lui avait expliqué comment accueillir son « mari » en elle. Et, tout à coup, sous prétexte qu’elle était « mariée », on trouvait normal qu’elle soit avec cet inconnu de trente ans son aîné, qu’elle le laisse la toucher et même la déshabiller.
Le corps de ma mère ne lui appartenait pas. Parce qu’elle avait un hymen.
Et ce dernier, dans la société patriarcale où elle avait vu le jour, faisait d’elle la propriété de son père, garant de l’« honneur » et de la réputation de la famille, puis de son mari, auquel il garantissait que l’enfant conçu lors de la première nuit, ou au cours des suivantes, serait bien le sien, que les biens resteraient dans la lignée et que le patrimoine ne serait pas dispersé. Il justifiait qu’elle soit dépouillée du droit à disposer librement de son être. A faire de sa sexualité une affaire de choix personnel. Choisir qui elle voulait mettre dans son lit.
Il lui dénuait aussi le droit à être femme amoureuse, femme charnelle, femme tout court. Et possession de sa famille, de son clan, il la réduisait à être un corps, qui ne pouvait être respecté en l’absence de cette membrane, censée garantir sa « valeur » et la condamnant, à vivre ce que d’autres avant elle avaient subi.
Viol déguisé en relation conjugale
Ma mère a refusé que son corps n’ait pas d’avenir et, une décennie après cette nuit dont elle parlait encore avec ressentiment à la fin de sa vie, elle s’est rebellée contre la loi de son mari, son père, sa famille et son clan pour prendre sa liberté et choisir une vie qui lui appartienne, dans laquelle elle allait rencontrer mon père. Dans l’intervalle, elle avait « rempli son devoir » et donné naissance à deux fils alors qu’elle était âgée de 13 et à 16 ans.
Tout comme ma mère, ma grand-mère et mes aïeules, 15 millions de fille-tte-s sont mariées de force chaque année avant l’âge de 18 ans*. Parmi, une sur neuf avant ses 15 ans.
15 millions de filles dont les droits continuent à être bafoués, souvent d’une manière bien pire que ce qui est arrivé à ma mère, pour lesquelles le mariage n’est question ni de choix, ni de consentement, ni d’amour, ni de plaisir.
15 millions de femmes pour lesquelles le mariage représentera le seul espace légitime de la vie sexuelle, même s’il est synonyme d’abus, de violences et de mauvais traitements.
Tout cela au nom de leur hymen.
L’honneur des hommes ne devrait pas reposer sur les organes génitaux des femmes. Le corps des femmes n’appartient qu’aux femmes. Ni à leur mère, ni à leur père, ni à leur frère, mari, cousin, ou oncle. A elles seules.
La « virginité » avérée ou supposée d’une fille n’est l’affaire de personne, sauf la sienne. Lorsque cette virginité est contrainte et posée comme un impératif, ce qui peut valoir la répudiation, la mort ou la violence, elle est synonyme de viol déguisé en relation conjugale.
Afrique intime : la virginité
Durée : 13:13
Légitimation des inégalités
Le corps des femmes considéré comme bien de leur « mari », synonyme d’« honneur » et de « vertu », parle en réalité de la peur viscérale qu’inspire encore la sexualité féminine dans nos sociétés. De l’idée selon laquelle la sexualité des femmes serait potentiellement débordante et dangereuse, faisant de nous des êtres faibles, d’une sensualité dévergondée et d’une sexualité obscure. Il y a donc nécessité pour chacune de se réapproprier son intimité, l’érotisme et le plaisir, ainsi que les discours qui en découlent.
Faire l’amour avant de choisir un conjoint « pour la vie » devrait être un droit accessible à tous, aux femmes autant qu’aux hommes. Toute femme devrait pouvoir jouir de sa sexualité, voir son intimité respectée et être libre de choisir son partenaire.
Car ce qui se joue en matière de sexualité, dans l’intimité de nos familles et de nos couples, sous couvert de « traditions » et de « coutumes » renforce et légitime les inégalités sociales qui persistent dans les autres sphères de nos sociétés, faisant le lit des violences que subiront ou perpétueront nos enfants, garçons et filles.
*Dans le monde, 720 millions de femmes aujourd’hui mariées l’ont été enfants, soit avant leurs 18 ans, dont 250 millions avant l’âge de 15 ans selon l’Unicef. Les femmes originaires du Maghreb, de Turquie et d’Afrique sahélienne sont les premières concernées avant celles originaires d’Asie du Sud-Est, d’Europe, d’Afrique centrale ou des pays du golfe de Guinée. Moins nombreux, les garçons n’échappent pourtant pas au mariage forcé, auquel 156 millions d’entre eux ont été contraints.
Axelle Jah Njiké est auteure, entrepreneuse et administratrice au sein de la fédération GAMS (Groupe pour l’abolition des mutilations sexuelles et des mariages forcés et autres pratiques traditionnelles néfastes à la santé des femmes et des enfants).