Alerte érosion : l’Afrique s’effrite et ses terres s’appauvrissent dangereusement
Alerte érosion : l’Afrique s’effrite et ses terres s’appauvrissent dangereusement
Par Bruno Meyerfeld (contributeur Le Monde Afrique, Nairobi)
Le phénomène, étudié à l’échelle continentale par des scientifiques kényans, pourrait coûter près de 300 milliards de dollars par an.
Ann Wavinya veille sur des archives pas comme les autres. « Ici, on conserve 40 tonnes de terre », s’enthousiasme cette jeune Kényane, en poussant de toutes ses forces sur le volant actionnant l’ouverture de ses armoires mobiles. « C’est l’équivalent de huit éléphants ! On a des sols de toute l’Afrique, depuis le Sahara jusqu’au Cap ! »
Bienvenue au département « santé de la terre » du Centre international pour la recherche en agroforesterie (ICRAF). Le lieu, antenne du Groupe consultatif pour la recherche agricole internationale (GCRAI), malgré ses 64 millions de dollars (59,6 millions d’euros) de budget consacrés à la recherche, ses scientifiques et ses employés venus des cinq continents, demeure une institution méconnue – même à Nairobi. C’est pourtant ici, dans ce paisible ensemble de bâtiments à deux ou trois étages, dissimulé derrière de beaux arbres fruitiers et traversé par un petit ruisseau, que l’on étudie l’un des pires fléaux du continent : l’érosion.
Ann Wavinya, archiviste des sols d'Afrique au Centre international pour la recherche en agroforesterie (ICRAF), à Nairobi. | Bruno Meyerfeld
Il y a urgence, car les sols africains se portent mal. Très mal. Si l’on en croit les données compilées par un rapport publié il y a un an par le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE), la perte de sols due à l’érosion y dépasse les 200 tonnes par hectare par an dans plusieurs régions du continent, avec une moyenne de 40 tonnes par hectare selon les scientifiques. La majeure partie est emportée par les pluies (comme en Afrique centrale et australe, au Maroc ou à Madagascar) ou dispersée par le vent (telle qu’aux abords du Sahara, des déserts Danakil et du Namib).
Cartographies précises des sols
L’Afrique s’effrite. « Mais le plus grave avec l’érosion, ce n’est pas la perte de sols. C’est leur appauvrissement, la perte de nutriments, de carbone et de vie biologique due aux mauvaises pratiques agricoles », rappelle Ermias Betemariam, scientifique éthiopien au département « santé de la terre » de l’ICRAF. Conséquence : les deux tiers des terres dites productives du continent sont aujourd’hui déjà dégradées selon les chiffres rapportés par le PNUE, alors même que la population devrait doubler d’ici 2050 et que le continent a besoin en urgence d’un secteur agricole performant.
Le texte de l’ONU évalue par ailleurs le coût de l’inaction face au phénomène de l’érosion et de la dégradation des sols à 280 millions de tonnes de céréales perdues par an, représentant 262 milliards d’euros par an pour chacune des quinze d’années à venir – soit en tout le chiffre vertigineux de 4,2 trillions de dollars sur l’ensemble de la période et l’équivalent de 12,3 % du PIB annuel des 42 pays étudiés !
Archivage des sols au laboratoire de diagnostic spectral de l’ICRAF, à Nairobi. | ICRAF
« Les conséquences pourraient être dramatiques : pauvreté, famines, révoltes de la faim, migrations et conflits armés », s’alarme Ermias Betemariam, qui dirige également le « laboratoire de diagnostic spectral sol-plante » du centre d’agroforesterie. Derrière ce nom mystérieux, se cache un centre à la pointe de la technologie dans l’étude et d’analyse des sols.
Ici, une quarantaine de personnes s’emploient à disséquer chaque jour plusieurs centaines d’échantillons de terre venus de toute l’Afrique. Ceux-ci sont bombardés de rayons X, de lasers et d’infrarouges. « En éclairant les prélèvements de terre, on révèle leur signature spectrale et on peut déterminer les propriétés physiques du sol, sa composition organique, sa minéralogie. On peut tester l’effet du vent et de la pluie et la capacité de résistance à l’érosion », explique Dickens Ateku, technicien expérimenté venu de l’ouest kényan.
Carte de la dégradation des terres en Afrique. | UNEP (2010) Africa Water Atlas
L’un des projets phares du laboratoire : l’Africa Soil Information Service (AFSIS), lancé en 2008 et financé par la Fondation Bill & Melinda Gates (partenaire du Monde Afrique] et l’Alliance pour une révolution verte en Afrique (AGRA), a permis de développer un ensemble de cartographies précises et accessibles à tous des sols d’Afrique subsaharienne, de leurs propriétés physiques et chimiques. Un travail de titan couvrant 17,5 millions de km2 en Afrique sub-saharienne. « Notre travail, ajoute Ermias Betemariam, a permis d’effectuer un diagnostic précis des sols les plus dégradés. On sait donc où des efforts de restauration doivent être entrepris et, surtout, où il est profitable de planter. Tout cela afin que le développement de l’Afrique se fasse sur une terre en bonne santé. »
La deuxième phase de l’AFSIS, lancée fin 2014 pour un coût de 4,5 millions d’euros, vise à utiliser ces données afin de permettre sur le terrain aux petits exploitants agricoles de quatre pays (Ethiopie, Ghana, Tanzanie et Nigeria) d’adopter de meilleures méthodes d’exploitation des terres et d’augmenter leur productivité.
Cercle vicieux
Les causes de l’érosion sont connues depuis longtemps : la déforestation et le surpâturage. Entre 2000 et 2010, 3,4 millions d’hectares de forêt ont été chaque année rayés de la carte africaine, l’équivalent de la Belgique. « Les arbres sont pourtant la clé pour la lutte contre l’érosion. Ils apportent minéraux, carbone, nutriments et biodiversité. Ils “retiennent” le sol, l’empêchent de se transformer en sable, le protègent de la pluie, du vent, qui sont les principaux facteurs de l’érosion. Comme un parapluie ou un parasol nous protègent ! », explique Ermias Betemariam.
Laboratoire de diagnostic spectral de l'ICRAF, à Nairobi. | ICRAF
Le phénomène de l’érosion est un cercle vicieux. « Plus le pays est pauvre, plus les besoins de la population sont urgents, et plus on va couper les arbres et utiliser des engrais et des pesticides… ce qui accélère la dégradation des sols, l’érosion et in fine la pauvreté du pays », rappelle Tony Simons, directeur de l’ICRAF. Outre les mauvaises pratiques agricoles, le changement climatique, déjà à l’œuvre, provoquera de toute façon une progression des déserts et un appauvrissement des sols. « Dans plusieurs régions, comme les hauts plateaux d’Afrique de l’Est, par exemple, il y a peu de chances que la fertilité de la terre puisse un jour être restaurée », admet l’ONU dans son rapport.
Il faut donc planter des arbres, en urgence. Signe encourageant : la mobilisation contre l’érosion gagne du terrain. Trente-trois pays, dont seize Africains, se sont ralliés depuis 2011 au Défi de Bonn. L’initiative mondiale a été lancée il y a cinq ans par l’Allemagne et l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) avec l’ambition de restaurer 150 millions d’hectares de terres dégradées d’ici à 2020, le tout à travers un vaste programme de reboisement, mais aussi un travail de fond sur la gestion des sols et des ressources en eau. Aujourd’hui, notamment grâce à la contribution de pays africains comme le Malawi, le Rwanda ou la Côte d’Ivoire, 80 % de l’objectif sont atteints. Un succès qui a poussé le Sommet des Nations unies sur le climat à revoir dès 2014 ses objectifs à la hausse en remontant la barre à 350 millions d’hectares restaurés à l’horizon 2030. Preuve que, dans la bataille contre l’érosion, tout n’est pas perdu.