Le Parc Olympique lyonnais, à Décines, près de Lyon. | ROBERT PRATTA / REUTERS

Serge Blanco et Pierre Camou ne veulent pas construire un stade couvert de 82 000 places au milieu de nulle part dans l’Essonne. Le vice-président et le président de la Fédération française de rugby (FFR) veulent restructurer le rugby français, maîtriser et augmenter leurs ressources. Et cela passe par ce Grand Stade. Pierre Camou, une longue carrière de banquier derrière lui, sait qu’un stade avec pelouse rétractable et toit ouvrant, dont le coût dépassera les 700 millions, ne sera guère rentable avec six ou sept matchs du XV de France et une finale de Top 14 par an.

Mais il est l’instrument de l’autonomie financière de la FFR, le moyen de récupérer les ressources perdues au Stade de France depuis 1998 et l’outil pour en trouver d’autres avec un stade lieu de vie. En prime, le Grand Stade va booster le développement économique d’un territoire délaissé autour d’Evry, terre d’élection de Manuel Valls. Le stade de la FFR n’est pas un outil délirant décidé par deux mégalomanes, comme le répète inlassablement Bernard Laporte, candidat à la présidence de la FFR contre Pierre Camou, mais un outil de développement économique et territorial du rugby et d’Evry.

Cette révolution dans le business model des stades ou arénas a eu lieu partout : à l’O2 à Londres, au Parc Olympique lyonnais (OL) à Décines, à l’AT & T des Dallas Cowboys à Denver, au Principality Stadium de Cardiff (ex-Millennium) ou à la U Arena du Racing 92, à Nanterre. Tous sont multifonctionnels et, dans beaucoup d’entre eux, foot ou rugby sont davantage des produits d’appel que des ressources financières essentielles. La billetterie sport ne suffit plus, il faut passer à un autre modèle.

Lobbies

Edouard Balladur, sans le vouloir, est le responsable de cette révolution dans le rugby français. Le 29 avril 1995, juste après le premier tour de l’élection présidentielle, battu par Jacques Chirac, le premier ministre n’a plus guère la tête à ce Stade de France qu’il a voulu et que l’Etat va construire. Et les clauses du contrat liant l’Etat au consortium Vinci-Bouygues en charge de la gestion du stade vont s’en ressentir. La FFR de Bernard Lapasset, nain économique face au football et peu attentive aux textes, se retrouve mariée de force et par contrat avec le Stade de France.

Vinci et Bouygues, lobbyistes éprouvés, obtiennent de l’Etat une subvention de 17 millions compensant l’absence de club de football résident et l’assurance de neuf matchs des équipes de France de foot et de rugby par an. Les deux groupes se lancent sans grand risque dans l’aventure. Les rugbymen ne sont qu’une variable d’ajustement du foot et, dès 1998, jouent dans un stade d’athlétisme que ni les joueurs ni les supporteurs n’aimeront jamais.

Dès 1998, la FFR pense avoir été pigeonnée. La concession, dénoncée depuis dans tous les rapports du Parlement et de la Cour des comptes, a en effet l’agaçante particularité de laisser la quasi-totalité des activités lucratives à Vinci. Les loges sont gérées par le consortium, et la marge nette de chaque siège étant de 500 euros par match, la fédération voit, par exemple, 1,5 million d’euros lui passer sous le nez à chaque rencontre. Quant aux partenariats, c’est aussi le consortium qui gère : Orangina et PMU, partenaires de la FFR, sont obligés de laisser le Stade de France à Coca-Cola et à la Française des jeux, partenaires du consortium.

« Le Grand Stade de la FFR est vécu comme une bénédiction par Evry, où l’Etat possède encore 500 hectares non utilisés sur l’agglomération »

« Un tel équipement ne se rentabilise qu’avec de grands événements, explique Serge Blanco, et les grands événements c’est nous, le XV de France, les compétitions mondiales ou européennes, tous les événements à retombées mondiales. Le Stade de France n’est pas rentable sans nous. Le­ ­consortium a gagné beaucoup d’argent, pas nous. La Fédération française de football n’a jamais voulu travailler avec nous pour rediscuter avec le consortium ou construire un stade pour les deux équipes nationales. Depuis près de vingt ans nos recettes nous échappent. Mais, surtout, ce stade était obsolète le jour même où il s’est ouvert : pas assez de toilettes ni de buvettes ni de salons, peu de prestations pour les investisseurs, aucun environnement convivial. C’est pour cela que nous avons étudié la faisabilité, non pas d’un stade tout seul, mais d’un ensemble. Notre appel à candidatures a été fait sur des sites suffisamment vastes pour de l’aménagement urbain et commercial tout autour. »

Serge Blanco a visité 21 stades de nouvelle génération dans le monde et a réalisé que son Grand Stade devait être, pour réussir, le totem de l’attractivité économique du sud de Paris. Les élus de l’Essonne cherchaient depuis des lustres un projet structurant pour le développement, et le Grand Stade est vécu comme une bénédiction par Evry, cette ville jamais finie où l’Etat possède encore 500 hectares non utilisés sur l’agglomération.

La FFR aura donc le stade et une option d’achat sur 15 autres hectares autour pour faire pousser restaurants, espaces de loisirs, hôtels, commerces et cinémas. L’agglomération s’occupe du reste, des logements le long de la Seine à l’aménagement du bois, en passant par les appels à manifestation d’intérêt pour, comme elle le dit, « imaginer, écrire et dessiner un programme de développement urbain, économique, respectueux de l’environnement et de l’écosystème territorial ».

Il existe bien sûr un risque financier, mais la maîtrise totale des recettes est la condition sine qua non de la reprise en main de l’organisation du rugby en France pour les vingt à trente prochaines années. Blanco et Camou veulent être en position de force pour développer le sport amateur et imposer aux clubs pros un nouveau fonctionnement et un nouvel accord sur l’équipe nationale.

Une logique de franchise à l’anglosaxonne

Jacky Lorenzetti, le patron du Racing 92, va encore plus loin dans la logique. Sa U Arena est à Nanterre, au pied de la Défense, mais l’équipe de Dan Carter n’y est qu’un produit d’appel. Le champion de France en titre touchera 10 millions d’euros par an pour donner en location la gérance de sa billetterie, la gestion de ses loges et de ses salons. Presque une logique de franchise à l’anglo-saxonne.

Jacky Lorenzetti serait d’ailleurs prêt à prendre un club de foot sur ce modèle : « Les vieux stades, comme ceux construits pour l’Euro 2016, ne correspondent pas à une véritable révolution économique. Lorsque j’ai repris le Racing, j’ai cherché le modèle économique qui prenne en compte le fait que les droits télé, même s’ils ont été multipliés par cinq depuis mon arrivée, ne pourront jamais assurer la pérennité du club. J’ai donc investi lourdement dans une aréna ! Avec un stade classique, on est perdant lorsque l’on fait un concert : on n’a ni la bonne acoustique ni le bon confort pour les spectateurs. La U Arena est une salle de spectacle ou l’on peut aussi jouer au rugby, un outil qui génère majoritairement son chiffre d’affaires en dehors du rugby. La salle a une acoustique merveilleuse, et elle est située dans un endroit extraordinaire, au pied de la Défense. »

« Il y a trois règles dans l’immobilier : l’emplacement, l’emplacement et l’emplacement ! J’ai appliqué les trois pour la U Arena »

Jacky Lorenzetti a pensé les choses comme un business de l’immobilier : pas d’argent public dans la U Arena, mais ­Patrick Devedjian va y installer le conseil départemental des Hauts-de-Seine, dont il est le président, ce qui assure la pérennité de l’Arena. Et il gagne du terrain, se portant candidat pour tout ce qui se construit autour de l’Arena, en particulier les magasins et restaurants présents sur les chemins d’accès qui mènent au stade. Il est aussi à cent mètres de la future station de RER des Groues, au cœur de ce qui sera la Défense 2, dont il espère être l’âme. « Il y a trois règles dans l’immobilier : l’emplacement, l’emplacement et l’emplacement ! J’ai appliqué les trois. A la limite, j’aurais pu faire sans le Racing, mais le multimodal me passionne, et j’ai trouvé le moyen d’aller jusqu’au bout de la logique salle de spectacle, sans être obnubilé par l’idée de stade. »

L’emplacement ? C’est aussi la règle pour un nouvel entrant, Olivier Ginon, spécialiste de l’événementiel qui a repris le LOU, le club de rugby lyonnais, et obtenu un bail de soixante ans pour Gerland, l’ancien stade de l’OL. Son modèle, rugby et immobilier, ne donne pas la priorité aux événements extérieurs comme les concerts. Il va investir 60 millions d’euros dans le stade, porter le budget du club à 30 millions et créer 30 000 mètres carrés de bureaux qui financeront le LOU. « Mon but, ce n’est pas de mettre la pagaille dans la ville. D’Eurexpo à La Sucrière, j’ai suffisamment d’infrastructures à gérer pour ne pas faire à Gerland un business model qui parte dans tous les sens », dit Olivier Ginon, qui a un peu de mal à comprendre la nouvelle logique de l’Asvel de Tony Parker, avec une nouvelle salle de 12 000 places, pour faire aussi bien du basket que du concert.

Le seul stade privé de Lyon

En tout cas, il est bien placé. Mieux certainement que l’OL, désormais à Décines, à plus de 20 kilomètres de la place Bellecour. Le Parc OL est le seul stade privé de France, l’OL le seul club propriétaire de son stade. La métropole, elle, a payé les transports, 200 millions quand même, mais elle avait besoin de la ligne de tramway. Il y a, à Lyon, une bonne compréhension des intérêts de chacun. « Le stade est un outil parfait pour attirer les gens, à ­condition qu’on les en sorte et qu’on leur fasse découvrir Lyon et notre offre culture et loisirs, commente Yann Cucherat, adjoint aux sports. Le stade de l’OL, avec l’Euro 2016 ou les concerts de Rihanna ou Coldplay, a remis Lyon sur la carte des grands événements. Le Parc OL, le futur Gerland du LOU, et la nouvelle salle de l’Asvel vont faire venir les gens. A nous ensuite de leur faire découvrir l’offre culturelle lyonnaise. »

A Lyon, le sport est donc un produit d’appel pour la ville. Si Jean-Michel Aulas, PDG d’OL Groupe, Olivier Ginon et Tony Parker réussissent leur pari, la métropole de Gérard Collomb en tirera les marrons du feu, car en cas de qualification de l’OL, du LOU et de l’Asvel dans les compétitions européennes chaque année, la ville gagnera en attractivité, avec des infra­structures financées par le privé.

Cet article fait partie d’un supplément réalisé dans le cadre d’un partenariat entre Le Monde et l’agglomération de Thau, qui organisent ensemble, le 18 novembre à Sète-Balaruc-les-Bains (Hérault) le colloque « Quand le sport change la vie ».