Les scientifiques décryptent les techniques des porteurs africains et népalais
Les scientifiques décryptent les techniques des porteurs africains et népalais
Par Nathaniel Herzberg
Les uns ont développé une manière de marcher économe, les autres emploient une force herculéenne et un rythme lent : telles sont les conclusions d’une équipe de scientifiques belges.
Pour les Occidentaux qui voyagent, le mystère ne cesse de se répéter. Femmes africaines ou indiennes, hommes des plateaux andins ou des vallées himalayennes… Mais comment font-ils pour porter de telles charges sur leur tête ? Ceux qui, au retour, ont essayé de les imiter s’en sont tirés au mieux par de francs éclats de rire, au pire par un sérieux torticolis.
Les scientifiques du laboratoire de physiologie et biomécanique de la locomotion de l’université catholique de Louvain (Belgique), menés par Norman Heglund, ont choisi une autre voie : prendre le sujet au sérieux et l’étudier. L’article qu’ils ont publié, mercredi 16 novembre, dans le Journal of Experimental Biology boucle un travail de plus de vingt ans et éclaire largement le sujet.
Pour comprendre ces résultats, un petit détour par les principes de la marche s’impose. Lorsque nous nous déplaçons, notre corps fonctionne comme un pendule… inversé. La masse – notre corps et ses charges – se trouve en effet au-dessus et pivote autour du pied : le gauche, le droit, etc. Le centre de gravité monte et descend.
Les biomécaniciens ont calculé qu’à chaque pas, nous perdons 35 % de l’énergie accumulée. Notre corps doit donc fournir le « travail » nécessaire pour entretenir la machine. Ajoutez une charge de 20 % et vous devrez apporter autant d’énergie supplémentaire.
« Roue carrée »
En 1995, Norman Heglund avait frappé une première fois, avec des collègues italiens, en se penchant sur les femmes des tribus Kikuyu et Luo, au Kenya. Les secondes portent sur leur tête des jarres remplies d’eau atteignant régulièrement 60 % de leur poids. Quant aux premières, elles transportent dans leur dos des paniers d’un poids similaire suspendus par une seule sangle passant sur leur front.
En mesurant la quantité d’oxygène absorbée, les biomécaniciens belges ont d’abord observé que chez ces porteuses, jusqu’à 20 % de leur poids pouvait être transporté « gratuitement », à savoir sans absorption d’oxygène supplémentaire. Et qu’ensuite, cet écart se maintenait. Une charge de 50 % du poids corporel leur imposait donc une dépense énergétique de 30 % supplémentaire.
Analyse de la consommation d’oxygène et des forces déployées chez une porteuse africaine. | NORMAN HEGLUNG
Leur secret ? Les scientifiques ont analysé leur démarche et découvert un résultat surprenant. Les femmes Luo et Kikuyu ne « lissent » pas l’oscillation du centre de gravité, comme on pourrait le croire, ni ne cherchent une démarche particulièrement régulière. Au contraire : à chaque pas, elles projettent leur poids vers l’avant – insensiblement, bien sûr. Dans leur article, les scientifiques belges et italiens évoquaient l’image de la « roue carrée ».
Fort de ce résultat, ils ont décidé de se pencher sur les plus célèbres porteurs du monde : les sherpas népalais. « Il se trouve qu’eux aussi portent leur charge au moyen d’une sangle sur le front », rappelle Guillaume Bastien, premier auteur de l’étude publiée mercredi.
« Aucune graisse inutile »
Ils ont planté leur laboratoire à Phakding, dans la vallée de l’Everest, un village qui sert souvent d’étape aux randonneurs ou locaux qui gagnent Namche et son rutilant bazar. Ils ont d’abord contrôlé l’ampleur des charges transportées : en moyenne, les femmes portaient 70 % de leur poids, les hommes 89 %, avec un maximum observé de 125 % (il est fortement déconseillé de les concurrencer).
Ils ont ensuite analysé la démarche de quelques-uns d’entre eux grâce à une plateforme de force et des enregistrements vidéos. « Nous étions assez convaincus que nous allions découvrir, comme en Afrique, une technique particulière », confesse Guillaume Bastien.
La charge d’un porteur népalais peut atteindre 125 % de son poids. | NORMAN HEGLUNG
Mais rien de cela n’est apparu. « Ça nous a d’abord un beaucoup déçu, admet le physicien belge. Et puis nous avons réfléchi. Le terrain est beaucoup moins régulier que dans les plaines africaines : difficile, donc d’optimiser le mouvement. Par ailleurs, porter fait partie de leur vie. Les enfants de dix ans portent déjà des charges incroyables. » La littérature spécialisée a enregistré le cas d’un enfant de 11 ans et 29,9 kg portant sur son dos 36,5 kg de matériel.
Les porteurs népalais ne possèdent donc rien de particulier ? « D’abord ils sont petits, larges mais secs, ne portent donc aucune graisse inutile, précise Guillaume Bastien. Ensuite, ils marchent lentement, entre 3 et 4 kilomètres/heure, jamais plus vite lorsqu’ils sont chargés pour ne pas se mettre dans le rouge. »
Les habitués de la région savent que les villageois chargés qui redoutent de manquer le marché hebdomadaire de Namche préfèrent ainsi cheminer une partie de la nuit que de presser le pas. « Enfin, ils font des pauses régulières, profitant des petits murets installés sur le chemin pour poser leur charge », ajoute le physicien. Personne n’osera pour autant les traiter de paresseux.