Axelle Lemaire : « Vendre ses jeux vidéo au Japon quand on est à Clermont-Ferrand, ce n’est pas évident »
Axelle Lemaire : « Vendre ses jeux vidéo au Japon quand on est à Clermont-Ferrand, ce n’est pas évident »
Propos recueillis par Corentin Lamy
Selon Axelle Lemaire, secrétaire d’Etat chargée du numérique, l’industrie française du jeu vidéo se porte bien, forte d’une présence renforcée à l’international et dans ses régions.
A l’occasion de la remise par le Syndicat national du jeu vidéo (SNJV) de son baromètre annuel à Axelle Lemaire, jeudi 24 novembre, Le Monde s’est entretenu avec la secrétaire d’Etat chargée du numérique à propos des défis qui attendent l’industrie française du jeu vidéo.
Dans son rapport, le SNJV se félicite que l’industrie française du jeu vidéo réalise 42 % de son chiffre d’affaires à l’international. Ça paraît pourtant peu !
Axelle Lemaire : Moi, je me félicite de la croissance du chiffre d’affaires à l’international, nuance. Il était de 37 % l’année dernière, il est de 42 % cette année : une augmentation de cinq points. C’est ça qui m’intéresse : la tendance vers plus d’international. Après, on parle d’exportation de produits finis.
L’internationalisation, notamment pour les plus gros studios, est effectivement très présente pour la production, un modèle qui commence à s’imposer. Un studio a des équipes dans plusieurs pays, et chaque équipe contribue pour sa part et sa valeur ajoutée au produit fini.
Mais moi ce qui m’importe, en tant que membre du gouvernement français, c’est que la plus forte partie de la création de valeur dans ce processus bénéficie à la France, notamment en matière de propriété intellectuelle. Et cette tendance est à la croissance. Bien sûr que si dans cinq ans on est à 80 %, il y aura encore plus de raisons de se réjouir.
Qu’est-ce qui pourrait bloquer alors, et expliquer que nous ne soyons pas déjà à 80 % ?
Vous savez que la très grande majorité des studios sont indépendants. Et même si on constate une augmentation de la taille des structures, on parle de studios qui intègrent en moyenne dix à douze personnes. Beaucoup sont en région, dans des écosystèmes très propices au développement de jeux vidéo, mais ça reste de petites structures.
Aller vendre au Japon quand on est à Clermont-Ferrand, ce n’est pas d’une évidence absolue. Vous me posez la question à Paris, on est dans le 12e arrondissement, chez un studio [Amplitude] qui vient de signer avec [l’éditeur japonais] Sega : la question se pose moins. Mais il faut être très conscient de la réalité du secteur en France, qui est sa richesse !
Et moi ce que je dis aux plus petits studios indépendants, c’est de penser aussi international. Les dispositifs comme le crédit d’impôt jeux vidéo, mais aussi les soutiens donnés par les collectivités locales, peuvent vraiment contribuer à lever cette barrière-là. Ce n’est pas évident, il faut parler anglais, il faut des gens pour l’export… C’est quand même un autre état d’esprit, et d’autres moyens, que ce passage à l’international.
Justement, à propos des régions, 50 % des studios en région c’est bien, mais, mathématiquement, ça veut quand même dire que 50 % restent encore en région parisienne…
J’ai envie de vous dire que c’est déjà bien. Je ne suis pas certaine qu’un pays comme le Royaume-Uni, par exemple, puisse mettre en avant cette même proportion de productions qui se fassent en dehors du Grand Londres…
Rockstar, l’un des plus grands studios britanniques et mondiaux, est établi à Edimbourg.
Disons l’Angleterre alors ! Mais en un sens, l’Ecosse, c’est un bon exemple aussi de « hub » régional qui émerge au niveau international. Moi, mon pari depuis le début, c’est que la spécificité de la France, ce sont ses territoires. Pour moi, ce qui est le signe du dynamisme d’un secteur, c’est justement quand des créations d’entreprise se font dans les territoires, parce que les entrepreneurs et les salariés qui rejoignent ces studios estiment qu’un avenir est possible là, localement, où ils se trouvent.
La volonté politique, c’est de combattre cette fatalité du « si on veut grossir, il faut aller à Paris », ou à Londres, dans la Silicon Valley pour la tech, à Montréal ou en Asie pour le jeu vidéo… Donc 50 %, selon qu’on voit le verre à moitié vide ou à moitié plein, on peut considérer que c’est plutôt bien, par rapport à l’organisation d’autres paysages industriels dans d’autres pays. Mais ça pourrait être mieux. D’où l’insistance sur l’écosystème, qu’il y ait des grands qui tirent les plus petits.
Justement, même les grands sont parfois menacés. Ubisoft, premier groupe de jeux vidéo en France et en Europe, résiste en ce moment à un rachat par Vivendi. Certains craignent que Vivendi casse la dynamique créative de la société. Est-ce que le politique a vocation et les moyens de s’immiscer dans cette affaire ?
Il y a deux aspects à la question : d’abord, la légitimité à se prononcer sur un sujet de tentative de rachat, qui existe quand l’Etat est actionnaire, ce qui n’est plus le cas ici. Donc de fait, il ne m’appartient plus de me prononcer sur la stratégie industrielle de cette entreprise.
En revanche, ça ne m’empêche pas de continuer à répéter le message de l’importance de préserver l’espace créatif, l’indépendance artistique des studios de production de jeux vidéo parce que c’est ce qui fait leur force. Oui, il y a une spécificité du monde du jeu vidéo, ce n’est pas une industrie comme les autres, c’est un secteur économique en très forte croissance, qui crée de l’emploi, qui emmène notre pays sur des perspectives d’avenir qui sont positives. Mais à la condition qu’on reconnaisse le rôle que les femmes et les hommes qui travaillent dans ce secteur, qui sont des techniciens autant que des artistes, jouent pour participer à sa croissance.
L’industrie du jeu vidéo semble se porter bien, mais ses employés sont parfois en grande détresse. On parle par exemple du « crunch », pratique très répandue qui voit, à la fin d’un projet, les développeurs travailler parfois cent heures par semaine, jusqu’au « burnout ». Est-ce quelque chose que vous regrettez ?
Regretter qu’il y ait une activité qui s’accélère pour produire un nouveau jeu, non. Regretter que le droit du travail ne soit pas appliqué et ne respecte pas les droits des salariés, oui. Donc tout dépend de la volonté des entreprises concernées de respecter la législation sociale et de ne pas tirer sur la corde des mêmes salariés, et toujours les mêmes.
Si on est face à des demandes de production qui sont trop fortes par rapport à la force de travail, alors ça suppose d’embaucher. Et le gouvernement a mis en place une série de dispositifs pour leur permettre de recruter afin de faire face à des périodes de pics et de tensions. Dans d’autres secteurs, comme le commerce électronique, quand arrivent les ventes de Noël, on recrute plus parce qu’on sait que ça va être tendu, qu’on va avoir besoin de plus de personnel. C’est la même logique qui devrait s’appliquer dans ce secteur.