« Final Fantasy XV », un des nombreux jeux dont les textures ont été conçues grâce à la suite logicielle Substance, développée à Clermont-Ferrand. | Square Enix

« Vendre ses jeux vidéo au Japon quand on est à Clermont-Ferrand, ce n’est pas évident », plaidait la secrétaire d’Etat chargée du numérique, Axelle Lemaire, jeudi 24 novembre. Elle n’a pas tout à fait tort. La société Allegorithmic ne développe pas de jeux à proprement parler, mais des outils qu’elle vend aux studios de production. Exporter, en revanche, elle sait faire. Cette entreprise clermontoise de 70 employés, née en 2003, réalise aujourd’hui 95 % de son chiffre d’affaires à l’international, soit 9,5 millions de dollars (8,97 millions d’euros), dont 20 % au Japon.

« C’est notre second marché. On travaille avec tous les plus gros, Sony, Square Enix, Capcom ou encore Nintendo », explique au Monde son président et fondateur, Sébastien Deguy. Final Fantasy XV, le jeu de rôle événement lancé mardi 29 novembre, utilise ainsi Substance, son « Photoshop » spécial jeu vidéo. Tout comme le très attendu Resident Evil 7, la simulation sportive PES 2017 et les prochains jeux de Nintendo. Ou, hors du Japon, le brillant Dishonored 2, le récent Watch Dogs 2, ou encore le blockbuster le plus remarqué de l’année, Uncharted 4. « Plein de projets en cours utilisent notre solution, elle est employée partout dans l’industrie », se félicite Sébastien Deguy, qui revendique 85 % de parts de marché, et a depuis ouvert des bureaux à Lyon, Paris et Los Angeles.

Une œuvre numérique réalisée avec le logiciel clermontois Substance, par l’artiste numérique chinois Zhelong Xu. | Zhelong Xu

Art et technologie

Concrètement, Substance est un logiciel permettant de plaquer des textures sur des modèles 3D en fil de fer. Les éléments graphiques en trois dimensions d’un jeu prennent en effet la forme d’un simple squelette, avant que les artistes ne viennent apposer dessus peau ou matière, avec certaines propriétés spécifiques : réflexion de la lumière, opacité, brillance… autant d’éléments qui permettront de différencier un caillou d’un voile, une barbe d’une armure, etc.

Capture d’écran de Substance Painter, qui permet de créer ses propres textures et de les appliquer à la volée sur un objet numérique. | Allegorithmic

Au sein de l’industrie, la solution d’Allegorithmic a réussi à supplanter Adobe et son célèbre logiciel de retouche d’images, Photoshop, grâce notamment à une fonctionnalité permettant de peindre en temps réel à même la texture. « J’ai un doctorat en informatique mais je suis aussi musicien, précise Sébastien Deguy. Nous sommes une boîte de techno mais on doit parler à des artistes, d’où le nom de la société, qui évoque le mélange des mathématiques et de l’art. »

Cette entreprise de l’ombre, méconnue du grand public, a notamment fait l’objet d’une longue démonstration publique par l’un des studios les plus respectés de l’industrie, Naughty Dog, lors de la Game Developers Conference de mars 2016. « Plus de 90 % de leur jeu, Uncharted 4, a été conçu sur Substance, et ils ont fait une présentation de notre outil, c’était génial ! », se gargarise Sébastien Deguy.

« Peut-être qu’Axelle Lemaire nous a oubliés »

Quand Axelle Lemaire évoque la difficulté des boîtes de province à s’exporter, en prenant l’exemple de Clermont-Ferrand, le gérant de la pépite clermontoise sourit. De nombreux contacts lui ont fait passer le lien de l’article pour les titiller. « Je sais qu’elle nous connaît car elle a discuté avec mon bras droit et avait été surprise d’apprendre qu’une boîte de la région fait 95 % de son chiffre d’affaires à l’export. Et on s’était croisé l’an dernier pour les Trophées de l’international de la French Tech. Peut-être qu’elle nous a oubliés depuis… »

Grain de la peau, salissures, transpiration… autant d’effets graphiques d’« Uncharted 4 » obtenus avec des logiciels comme Substance. | Naughty Dog

A la décharge de la secrétaire d’Etat, Allegorithmic n’est pas une société très médiatique. « On ne va pas se plaindre. Que ce soit avec Fleur Pellerin avant ou Axelle Lemaire maintenant, on sent qu’il y a une écoute de la part des pouvoirs. Nous, on fait de la techno, on est un peu oubliés, mais c’est un peu normal, on est dans l’ombre de nos clients. »

Sébastien Deguy abonde même dans le sens d’Axelle Lemaire lorsque celle-ci souligne l’importance de la barrière de la langue, alors même que l’industrie du jeu vidéo francophone est très largement anglophone. « Au début je parlais mal anglais, et quand je suis allé à mes premières conférences aux Etats-Unis pour aborder des géants américains, c’était laborieux, reconnaît-il. Il a fallu que je me forme sur le tard. » Avec succès : outre Lyon et Paris, les géants de l’animation Pixar et Dreamworks font désormais partie de ses clients. 

La société clermontoise est aujourd’hui entrée dans une phase de diversification de sa clientèle. Sa réputation dans le monde du jeu vidéo lui a ouvert la porte à d’autres filières, où la modélisation en 3D est tout aussi importante, comme l’animation, l’automobile ou l’architecture d’intérieur. Les nouveaux clients d’Allegorithmic s’appellent ainsi Harley Davidson, Ikea ou encore Hyundai : quand on exporte déjà une techno clermontoise au Japon, la Corée du Sud, c’est la porte d’à côté.