« Football Leaks » : Jorge Mendes, l’agent trouble
« Football Leaks » : Jorge Mendes, l’agent trouble
Par Rémi Dupré
L’influent imprésario portugais a permis à sept de ses clients de dissimuler 188 millions d’euros de revenus au fisc. Ce « self made man » pourrait être poursuivi pour blanchiment de fraude fiscale.
Jorge Mendes, en février 2015 à Lisbonne. | PATRICIA DE MELO MOREIRA / AFP
Son nom apparaît parmi les documents Football Leaks, obtenus par le magazine allemand Der Spiegel et analysés par le consortium European Investigative Collaborations (EIC), dont le site Mediapart fait partie. Agent numéro 1 du football mondial, le Portugais Jorge Mendes, 50 ans, est accusé d’avoir mis en place un montage offshore d’évasion fiscale. Initié au profit de sept de ses clients, ce « système » a ainsi permis de cacher 188 millions d’euros de revenus de sponsoring au fisc, via un réseau de sociétés écrans et de comptes offshore en Irlande, en Suisse, aux îles Vierges britanniques et au Panama.
Parmi les bénéficiaires de ce montage figure l’attaquant lusitanien Cristiano Ronaldo, qui a caché 149,5 millions d’euros de revenus de sponsoring au fisc espagnol durant ces sept dernières années, selon EIC. Son compatriote, José Mourinho, entraîneur de Manchester United, a dissimulé 12 millions d’euros au fisc britannique, grâce à un compte suisse détenu par une société offshore basée aux îles Vierges britanniques. Le « Special one » a dû payer 4,4 millions d’euros de redressement fiscal. De son côté, l’attaquant colombien de l’AS Monaco, Radamel Falcao, fait l’objet d’un contrôle fiscal après avoir caché de l’argent par le truchement d’un compte en Suisse et de sociétés en Irlande et aux îles Vierges britanniques, lorsqu’il jouait à l’Atlético Madrid (2011-2013). Son compatriote James Rodriguez, enrôlé par le Real Madrid à Monaco en 2014 contre 90 millions d’euros, est lui aussi visé. Vainqueurs de l’Euro 2016 avec Cristiano Ronaldo, trois autres clients de Jorge Mendes sont également cités : Ricardo Carvalho, Fabio Coentrao et Pepe.
Un portefeuille estimé à 536 millions d’euros en 2013
L’enquête de l’EIC pourrait bien ternir une bonne fois pour toutes l’image, déjà trouble, de l’imprésario portugais, qui aurait amassé 72,7 millions de dollars de commissions sur des transferts en 2016 selon Forbes. « Monsieur 10 % » a notamment été désigné meilleur agent du monde en 2010, 2011, 2012, 2013, 2014 et 2015 par Globe Soccer Awards. En 2015, la chaîne américaine ESPN l’avait classé au deuxième rang des personnalités les plus influentes du monde du ballon rond, derrière Michel Platini, alors patron de l’UEFA. Avec sa compagnie fondée en 1996, la Gestifute, Jorge Mendes représente les intérêts de plus de quatre-vingt-dix joueurs et entraîneurs. En 2013, son portefeuille était évalué à 536 millions d’euros. Il tirait alors de Polaris Sports, sa filiale gérant les droits commerciaux de ses clients, un revenu annuel de 160 millions d’euros.
C’est d’ailleurs à travers cette filiale, créée en 2005 et immatriculée à Dublin, que l’agent portugais a monté ce « système » d’évasion fiscale. Chargée de négocier les contrats et les sponsors, Polaris est détenue à 62,5 % par Mendes, à 32,5 % par son neveu et collaborateur, Luis Correia, et à 5 % par Scalonda Investments, une société écran basée à Chypre. Selon l’EIC, « le système Mendes » a été mis en place, dès 2004, pour l’entraîneur portugais José Mourinho, tout juste vainqueur de la Ligue des champions avec le FC Porto et transféré au club londonien de Chelsea. L’agent s’appuie alors sur son avocat Carlos Osorio de Castro et l’Irlandais Andrew Patrick Quinn, dit « Andy », fiscaliste et directeur général de Gestifute International. L’idée est de monter une « coquille vide » offshore en Irlande, où l’impôt sur les sociétés n’est que de 12,5 %. Dans cette optique, Andy Quinn crée, en 2004, la société Multisports Image & Management (MIM), immatriculée au siège de son cabinet à Dublin, et dont il est aujourd’hui l’unique actionnaire.
Le système est immuable : les clubs et les sponsors règlent les droits à l’image à MIM, qui en garde 6 %, et reverse ensuite 20 % de commission à Polaris. Selon l’EIC, Mendes et son neveu ont ainsi tiré de ce montage un chiffre d’affaires de 30 millions d’euros. Malgré les éléments amassés depuis deux ans par le fisc madrilène, la justice espagnole n’a pas ouvert d’enquête pénale. Mais Mendes craindrait toutefois d’être considéré comme le complice des montages utilisés par ses clients et d’être ainsi poursuivi pour blanchiment de fraude fiscale. Cette perspective fait frémir ce « self-made man », né à Lisbonne en 1966, qui a bâti son empire grâce à son entregent et à sa faculté à étoffer son carnet d’adresses.
Ex-loueur de VHS
Modeste joueur de 2e division, Jorge Mendes ouvre, au début des années 1990, une boutique de location de cassettes VHS avant de monter une boîte de nuit à Caminha, à la frontière hispano-portugaise. En janvier 1997, il réalise son premier transfert en vendant au Deportivo La Corogne l’un de ses clients, le gardien de Guimaraes, Nuno Espirito Santo. Devenu proche d’Augusto César Lendoiro, le président du club galicien, Mendes fait du « Depor » la pierre angulaire de son réseau naissant. Il s’implante ensuite en Espagne en proposant ses joueurs les plus talentueux et autres « seconds couteaux » à des clubs comme l’Atlético Madrid et le Real Saragosse.
Mais c’est au Portugal que Jorge Mendes a d’abord régné en maître. Séduisant Jorge Nuno Pinto da Costa, emblématique dirigeant du FC Porto depuis 1982, Mendes a rapidement la mainmise sur l’ensemble de l’effectif des Dragons (Pepe, Ricardo Carvalho, Bosingwa, Paulo Ferreira…). Au gré des transactions, il détrône son rival, Julio Veiga, qui conseillait les plus grands noms du football portugais, dont Luis Figo. Les deux agents en viennent d’ailleurs aux mains, en 2002, sur le tarmac de l’aéroport de Lisbonne.
Alors protégé de Veiga, Cristiano Ronaldo rejoint la GestiFute et signe, en 2003, à Manchester United contre 17,5 millions d’euros. Principale vitrine de l’écurie Mendes, « CR7 » rallie en 2009 le Real Madrid, permettant à son représentant de réaliser le transfert le plus cher de l’histoire (94 millions d’euros). Parrain de son fils, l’agent entretient des rapports très étroits avec le triple Ballon d’or, qui a prolongé, en novembre, son contrat avec le Real Madrid jusqu’en 2021 (pour un salaire annuel de 24 millions d’euros).
Un temps en bisbille avec l’agent Ana Almeida, à qui il avait « volé » l’international portugais Nani, le patron de la GestiFute a également été en conflit ouvert avec son confrère Jorge Baidek, ex-conseiller de l’entraîneur José Mourinho. Le « Special One » et Mendes ont lié leurs destins au printemps 2004. Tout juste sacré en Ligue des champions sur le banc du FC Porto, José Mourinho se laisse convaincre par l’agent de rejoindre le Chelsea de l’oligarque russe Roman Abramovitch et devient, cette année-là, l’entraîneur le mieux payé du monde (4,2 millions de livres). En 2010, le transfert du « Mou » au Real Madrid entraîne l’arrivée chez les Galactiques de plusieurs protégés de la GestiFute, comme l’Argentin Angel Di Maria ou le Portugais Fabio Coentrao.
L’omniprésent Mendes tire également les ficelles de l’équipe nationale portugaise. Sur les vingt-trois joueurs retenus lors du sacre de la Seleçao à l’Euro 2016, dix appartenaient à la GestiFute. Mendes a été par ailleurs l’agent des anciens sélectionneurs Luis Felipe Scolari (2003-2008) et Carlos Queiroz (2008-2010) et Paulo Bento (2010-2014). En mai 2012, il a d’ailleurs reçu la médaille du mérite sportif des mains de Miguel Relvas, ministre portugais des affaires parlementaires.
Une présence sur le marché français
A l’été 2013, Mendes a fait une entrée en fanfare sur le marché du foot français. Il parvient à « caser » à l’AS Monaco plusieurs de ses poulains – dont les stars colombiennes Radamel Falcao et James Rodriguez –, achetés pour 130 millions d’euros. En 1997, Mendes avait déjà sévi sur le Rocher en plaçant à l’ASM l’un de ses protégés, son compatriote Costinha, joueur du Nacional de Madère, club de 3e division portugaise.
En 2014, Monaco décide de vendre James Rodriguez au Real Madrid et de prêter Falcao (avec une option d’achat de 55 millions d’euros) à Manchester United. Ce tournant de la rigueur est décidé alors que le Portugais Luis Campos – aujourd’hui conseiller de Gérald Lopez, candidat au rachat de Lille –, proche de Mourinho et de Mendes, officie comme conseiller puis directeur technique du club. En marge de l’ASM, l’agent numéro 1 du foot mondial s’implante au Paris-Saint-Germain, où il transfère plusieurs clients, comme le défenseur brésilien Thiago Silva, en 2012, et l’ailier argentin Angel Di Maria, trois ans plus tard, contre 63 millions d’euros.
Son épais portefeuille de joueurs lui permet encore de peser plus lourd que son rival Italo-néerlandais Mino Raiola, l’impresario de la star suédoise Zlatan Ibrahimovic et surtout du prodige français Paul Pogba, transféré cet été à Manchester United contre la somme record de 105 millions d’euros. Une transaction qui a permis à Raiola d’empocher 27 millions d’euros de commissions.
Le fonds d’investissement Doyen Sports
Discret avec les médias, Jorge Mendes polit volontiers son image d’entrepreneur affable, véritable modèle de réussite au Portugal. « Si on envoyait Jorge mettre fin au conflit israélo-palestinien, la guerre ne s’arrêterait pas, mais les soldats des deux camps bénéficieraient assurément d’un meilleur contrat », glissait, hilare, en 2015, son avocat Carlos Osorio De Castro.
Mendes a notamment tissé sa toile en s’appuyant sur le fonds d’investissement Doyen Sports, dirigé par son compatriote Nelio Lucas, et sa holding Quality Sports Investments (QSI), qui apportent aux dirigeants des clubs endettés des sources de financement. Basée sur l’île anglo-normande de Jersey, l’une des sociétés de QSI, Burnaby GP Limited, était contrôlée à 50 % par GestiFute International Ltd, filiale de la compagnie de Mendes. L’autre moitié des parts de Burnaby GP Limited appartenait à une filiale de Creative Artists Agency, société américaine de représentation d’artistes dirigée par Peter Kenyon. Ce quinquagénaire est l’ancien chef exécutif de Chelsea (2004-2009), connu pour avoir ouvert les vannes des « Blues » aux protégés de la GestiFute.
Ces ramifications ont valu à la compagnie de Mendes d’être dans le viseur de la FIFA, qui a ouvert une enquête en 2012 pour violation des règles concernant les conflits d’intérêts. La justice portugaise s’est par ailleurs penchée sur le transfert à Manchester United, à l’été 2010, contre 9 millions d’euros, de l’attaquant Bébé. Le joueur avait congédié son agent au profit de Mendes quelques jours avant la transaction. Alex Ferguson, le manageur des Red Devils, a reconnu avoir recruté Bébé sur les conseils de Carlos Queiroz, son ancien adjoint.
Soutien de son compatriote Luis Figo, éphémère candidat à la présidence de la FIFA en 2015, l’agent portugais n’a guère apprécié que l’instance planétaire ait interdit la tierce-propriété, un an plus tôt. En 2016, par l’entremise de José Mourinho, il soutient en sous-main le Suisse Gianni Infantino, élu le 26 février à la tête de la Fédération internationale. De l’art d’être toujours influent.