Lawrence Lessig est professeur de droit à Harvard et initiateur de la licence Creative Commons, qui permet de partager des œuvres sur Internet. | CHIP SOMODEVILLA / AFP

Lawrence Lessig est une icône. Il est l’un des premiers intellectuels à avoir réfléchi aux rapports entre Internet et démocratie, dès les années 1990, et anticipé certains débats qui occupent aujourd’hui le devant de la scène. Professeur de droit à Harvard, initiateur de la licence Creative Commons, qui permet de partager des œuvres sur le Web, auteur de la formule emblématique « code is law » (le code est loi), il a aussi été candidat à l’investiture démocrate, avant de renoncer, faute d’obtenir assez d’intentions de vote.

Un mois après la victoire de Donald Trump dans la course à la Maison Blanche, et alors que le rôle d’Internet dans cette élection fait plus que jamais débat, Lawrence Lessig était invité au Sénat dans le cadre du quatrième sommet mondial du Partenariat pour un gouvernement ouvert, qui se déroulait à Paris, du mercredi 7 au vendredi 9 décembre. Rencontre.

Pensez-vous que Facebook et les réseaux sociaux en général soient responsables de la victoire de Donald Trump à l’élection présidentielle américaine ? Certains leur reprochent d’avoir permis la diffusion massive de fausses informations et d’avoir enfermé les utilisateurs dans leurs propres opinions.

Il va y avoir une liste infinie de raisons qui vont être apportées pour expliquer l’élection de Donald Trump. Que ce soit la décision du directeur du FBI de lancer une enquête sur les e-mails d’Hillary Clinton, ou le refus de Clinton de s’engager contre la corruption. Mais je crois que les fausses informations ont eu un profond impact.

Facebook et Twitter ne peuvent pas échapper à leurs responsabilités. Ils ne peuvent pas se contenter de dire qu’ils donnent aux gens ce qu’ils veulent, parce qu’ils le font comme un dealer de crack donne aux gens ce qu’ils veulent. Dans le contexte actuel, cela produit un effet très négatif.

Que devraient faire les réseaux sociaux, selon vous ?

Premièrement, il faut qu’ils admettent la différence entre vendre des gadgets technologiques et des informations sur les élections. Pour moi, ce n’est pas un problème que ces plateformes m’affichent, de façon ciblée, des informations sur des produits que je voudrais acheter, des films que je voudrais voir.

Mais la citoyenneté, ce n’est pas Amazon. La citoyenneté, c’est être confronté à des idées qu’on n’a pas envie d’entendre. Je ne devrais pas pouvoir être en mesure de bâtir un monde dans lequel je me protège des idées avec lesquelles je suis en désaccord. Et c’est exactement ce que font les algorithmes de Facebook. Or Facebook peut changer ça.

La deuxième chose est qu’ils doivent se montrer beaucoup plus actifs en cas de campagnes de fausses informations. Cela va leur coûter cher d’agir, mais quand on est une plateforme d’un milliard de personnes, il faut s’en inquiéter, car cela a des conséquences sur les élections.

Facebook doit-il se comporter comme un média et déterminer ce qui est vrai et ce qui est faux ?

Quand Le Monde ou le New York Times le font, est-ce que c’est un problème ? Je ne crois pas. C’est ça le journalisme. Aujourd’hui, on commence à reconnaître une obligation journalistique à Facebook. Quand vous avez une plateforme si importante, vous devez commencer à prendre ce type de décision éditoriale.

Mais ça ne veut pas dire qu’il faille assimiler les réseaux sociaux à des journaux, c’est plus compliqué que ça. Les choix éditoriaux des journaux ne devraient pas être contrôlés par les gouvernements. Mais cela n’a de sens que quand vous avez de la concurrence. Si je n’aime pas Le Monde, je peux acheter un autre journal. Dans un monde où il n’y a qu’un acteur, Facebook, ses choix éditoriaux doivent être soumis à une forme de contrôle citoyen.

Et c’est là que ça devient compliqué, parce que nous parlons d’algorithmes propriétaires très complexes qui décident de ce à quoi vous avez accès ou non. Nous devons commencer à réfléchir à la façon dont nous pouvons les contrôler, sans pour autant les détruire, car les algorithmes sont intéressants. Il s’agit de s’assurer qu’il y a une intégrité dans ce processus et que nous ayons confiance dans le fonctionnement de ce système.

Dans ce contexte, comment peuvent agir les citoyens ?

Nous ne pouvons plus accepter la division partisane de la politique telle que nous la connaissons. Aujourd’hui, il est plus important d’être loyal aux républicains ou aux démocrates qu’à la citoyenneté. Et cela fait qu’on n’entend plus ce que dit l’autre partie.

Ces derniers temps, j’ai participé à un mouvement pour rappeler aux grands électeurs, qui votent lundi [12 décembre], qu’ils sont libres de choisir l’un ou l’autre des candidats, et qu’ils devraient prendre en considération que la personne qui a remporté le vote populaire [Mme Clinton a devancé M. Trump en nombre de voix] a une légitimité plus forte.

La conséquence de cet engagement, c’est que j’ai reçu 400 e-mails parmi les plus haineux qu’on puisse recevoir. On me pirate, on pirate ma famille, on me menace… Je me suis donné pour obligation d’essayer de discuter avec ces gens. Pas pour leur faire la leçon ou les convaincre, mais pour les pousser à prendre part à une conversation civilisée. Et c’est très difficile ! Quand des gens vous disent « allez-vous faire foutre, vous êtes un idiot », que pouvez-vous répondre ?

Cela nécessite de la discipline, mais il faut qu’on le fasse, parce qu’Internet pousse à dénoncer violemment ses opposants, ce qui pollue la possibilité d’une démocratie. Il faut trouver un moyen, non pas de renoncer à nos valeurs, mais d’échanger avec ceux qui ont des valeurs différentes.

C’était l’idée initiale d’Internet, que tout le monde puisse se parler, se comprendre, à travers la planète, quelles que soient les opinions de chacun…

C’était le rêve naïf de ceux qui l’ont construit. Même s’ils n’avaient aucune donnée sur laquelle s’appuyer pour leur assurer que ça allait marcher. L’idée était : ce qui compte, c’est que vous réussissiez à convaincre les gens avec des arguments sérieux. Et tout ce rêve, tous ces espoirs ont été anéantis.

Quand Twitter est né, j’ai parlé avec un de ses fondateurs. Il était très excité par ce qu’ils avaient fait, et je lui ai dit : « Je comprends, mais n’êtes-vous pas un peu inquiet à l’idée de générer un discours de 140 caractères ? N’est-ce pas un problème ? » Il a répondu : « C’est ce que les gens veulent, alors il faut leur donner. » Il s’est finalement trouvé que ce n’était pas une bonne réponse à caractère universel.