Venue accepter le prix pour Bob Dylan, Patti Smith bouleverse le comité Nobel
Venue accepter le prix pour Bob Dylan, Patti Smith bouleverse le comité Nobel
Par Anne-Françoise Hivert (Malmö (Suède), correspondante régionale)
Absent à Stockholm de la cérémonie de remise des prix, le Nobel de littérature a fait part de son incrédulité.
Patti Smith interprète « A Hard Rain's A-Gonna Fall » de Bob Dylan, le 10 décembre à Stockholm. | Jonas Ekstromer / AP
Les Nobel sont une machine parfaitement huilée, qui ne laisse aucune place à l’improvisation. Les soubresauts parfois suscités par le choix d’un lauréat controversé sont vite effacés, pour permettre à la cérémonie de se dérouler dans toute sa splendeur pompeuse. Cette année aura été différente.
Bob Dylan n’est certes pas le premier lauréat du Nobel de littérature à ne pas venir à Stockholm recevoir son prix des mains du roi de Suède, Carl XVI Gustave, qui lui a déjà remis le Polar Prize en 2000. Mais il est le seul à avoir prétexté « de précédents engagements » pour justifier son absence. Le seul aussi à avoir tenu l’Académie suédoise en haleine pendant douze jours, ne répondant à aucun des appels de sa secrétaire perpétuelle, Sara Danius, et exaspérant l’académicien Per Wästberg, qui a fini par le juger « impoli et arrogant ».
Si le musicien américain n’était pas assis sur la scène du Stockholm Concert Hall, samedi 10 décembre, aux côtés des neuf autres nobélisés en queue-de-pie, devant un parterre d’invités prestigieux, il n’en était pas complètement absent. Visiblement bouleversée, sa consœure Patti Smith, chemise blanche boutonnée jusqu’au cou et blazer bleu marine, est venue interpréter A Hard Rain’s a-Gonna Fall, écrite en 1962. La chanteuse américaine s’est interrompue au second couplet, s’excusant de sa nervosité, avant de reprendre, les yeux fermés, sous de longs applaudissements, faisant couler des larmes dans la salle.
Bob Dylan avait envoyé un texte de remerciement, lu par l’ambassadrice des Etats-Unis en Suède, Azita Raji, à la fin du banquet donné dans la salle d’honneur de la mairie de Stockholm. Il y exprime son incrédulité de se retrouver en « si rare compagnie » que celle de Rudyard Kipling, George Bernard Shaw, Thomas Mann, Pearl Buck, Albert Camus ou Ernest Hemingway. Si on lui avait dit qu’il recevrait un jour le Nobel, assure-t-il humblement, il aurait cru ses chances identiques à celle de « se trouver sur la Lune ». D’où son silence, après l’annonce. « Ce sont mes chansons qui sont au centre vital de presque tout ce que je fais », dit-il. Est-ce de la littérature ? Il invoque Shakespeare, qui n’a jamais dû se poser la question lorsqu’il écrivait Hamlet. Bob Dylan remercie l’académie de l’avoir fait pour lui, et « finalement, d’y donner une réponse aussi fantastique ».
Pendant la cérémonie, l’académicien Horace Engdahl a défendu un choix « audacieux », rappelant que « dans un passé lointain, toute la poésie était chantée ou récitée, les poètes étaient des rapsodeurs, des bardes, des troubadours, la poésie venait de la lyre ». Bob Dylan, c’est comme si « l’oracle de Delphes lisait à haute voix les nouvelles du soir », lance-t-il, avant d’enfoncer le clou, sourire en coin : « Si les gens du monde littéraire grognent, rappelons-leur que les dieux n’écrivent pas, ils dansent et ils chantent. »
L’académie suédoise, créée en 1786 sur le modèle de l’Académie française, aura en tout cas frappé un grand coup, dépoussiérant son image parfois un peu désuète. Lisa Irenius, chef des pages Culture du quotidien Svenska Dagbladet, a beau témoigner de son « scepticisme » à l’égard du choix du lauréat, elle reconnaît « une volonté de surprendre, d’étonner, de montrer qu’on suit ce qui se passe dans le monde ».
« Aucune différence de genre »
Composé de dix-huit romanciers, poètes, historiens et linguistes, cooptés à vie, le cénacle s’est largement renouvelé ces dernières années, faisant descendre la moyenne d’âge à 68 ans. Il s’est aussi féminisé, avec la présence de cinq académiciennes, dont Sara Danius, professeure de littérature, première femme à occuper le poste de secrétaire perpétuelle, et bientôt l’arrivée de l’écrivaine Sara Stridsberg, 44 ans, qui y fera son entrée le 20 décembre. Plusieurs sont des inconditionnels de Bob Dylan, assure le professeur Ola Holmgren, auteur d’un ouvrage prémonitoire, publié au printemps et intitulé Huit raisons pour lesquelles Bob Dylan devrait être récompensé du prix Nobel. Lui-même n’y croyait pas.
Rejetant l’hypothèse d’une expérimentation, Asa Beckman, directrice ajointe du service Culture du journal Dagens Nyheter, y voit « un effort visant à élargir le concept de littérature », après le prix accordé en 2015 à l’écrivain biélorusse Svetlana Alexievitch, « à la frontière du roman et du journalisme ».
L’académicien Per Wästberg souligne que « le testament d’Alfred Nobel ne fait aucune différence de genre » et n’exclut pas qu’un auteur de livres pour enfants soit un jour récompensé, du moment que son œuvre est « de haute qualité et marque son époque ». Hakan Bravinger, éditeur chez Norstedts, rappelle qu’en 1953, Winston Churchill a été honoré pour ses discours : « Nous avons peut être réduit le Nobel, en pensant qu’il se limitait à la poésie et à la prose, tandis que l’académie en a peut être toujours eu une conception plus large. »
« Manque de politesse »
La controverse a du bon. « Rarement, le prix Nobel de littérature aura suscité un tel engagement », constate la journaliste Lisa Irenius. Elle regrette cependant que les discussions se soient vite transformées en « un métadébat sur la personnalité de Dylan ». La presse du royaume s’en est donné à cœur joie, fustigeant le « manque de politesse » du chanteur et raillant la « gifle » à l’académie. Les Suédois se sont finalement consolés en constatant que le musicien avait aussi boudé l’invitation de Barack Obama à la Maison Blanche, le 1er décembre.
« La réaction de Bob Dylan n’était pas attendue, mais les lauréats sont imprévisibles », résume Per Wästberg, qui rappelle que si l’artiste veut toucher l’argent qui accompagne le prix (850 000 euros), il devra se rendre à Stockholm pour y livrer son discours officiel, avant le 1er juin 2017. En avril, peut-être ? Lundi 12 décembre, Bob Dylan a ajouté trois nouvelles dates à sa tournée de 2017: il sera à Stockholm les 1er et 2 avril, puis à Lund, dans le sud du pays, le 9.