Hamida Al Ajangui avait juste 21 ans quand elle s’est retrouvée brutalement plongée dans l’enfer carcéral de l’ex-régime de Ben Ali. Elle avait déjà été repérée par la police quelques années plus tôt lorsque, lycéenne, elle manifestait en faveur du port du voile – alors prohibé – à l’école. Puis en 1991, interdite d’emploi à cause de ce fichu foulard, elle s’engage plus avant, rendant visite aux familles de prisonniers politiques liés au parti islamiste Ennahda que la répression de Ben Ali commence à frapper. Elle est arrêtée, dénudée, menacée d’être violée, torturée – « jusqu’à être presque dans le coma ». Témoin de l’horreur quotidienne durant ces longs mois de détention, elle se souvient : « Je voyais les traces de sang sur les murs des cellules. J’entendais des prisonniers qui criaient comme des bêtes avant d’être abattues. »

Vendredi 16 et samedi 17 décembre, la Tunisie a une nouvelle fois été confrontée à son douloureux passé. Une douzaine de victimes de la dictature ont témoigné lors d’audiences publiques organisées par l’instance vérité et dignité (IVD), l’institution chargée de la justice transitionnelle en Tunisie. Comme lors d’une première édition – les 17 et 18 novembre – la télévision publique Watanya 1 a retransmis en direct ces récits d’arbitraire, d’humiliation et de torture, ajoutant à l’impact émotionnel de l’événement. La date n’avait pas été choisie au hasard puisque ce 17 décembre était le sixième anniversaire du déclenchement de la révolution tunisienne à Sidi-Bouzid (centre).

Attente de justice

De ce soulèvement anti-Ben Ali, il fut amplement question lors de ces audiences puisque des familles de « martyrs », tombés sous les balles des forces de sécurité, ont pu exprimer leur désarroi face à une justice qu’ils attendent toujours. « On a donné nos enfants à la révolution, qu’est-ce qu’on pouvait donner de plus ? », s’est écrié le père de Marouene Jemli, un jeune manifestant anti-Ben Ali tué à Thala (Centre-Ouest). « La justice n’a pas encore été rendue », a-t-il déploré en faisait référence à des procès jusqu’à présent tenus dans le cadre de la justice militaire et non civile.

L’IVD s’est efforcée d’élargir la palette des profils de victimes. Aux côtés d’islamistes ou des familles de manifestants de la fin 2010-début 2011, Najoua Rizgui, militante d’extrême gauche des années 1990, Abdullah Ben Salah, nationaliste arabe (victime, lui, sous le régime de Habib Bourguiba), Ahmed Ben Moustafa, diplomate persécuté pour un conflit avec sa hiérarchie ou Salem Kaldoum, un officier de l’armée arrêté et torturé dans le cadre du prétendu complot militaire de 1991 dit de Barraket Essahel (du nom de la localité où la conjuration aurait été fomentée), ont raconté comment leur vie a été brisée par un arbitraire érigé en système.

Le choix des témoins critiqué

Il est encore trop tôt pour évaluer l’impact réel de ces auditions sur la société tunisienne. Au-delà d’une émotion largement partagée, les réactions demeurent très contrastées sur la manière dont les victimes sont choisies et les débats conduits par l’IVD. Si les réseaux issus de l’ancien régime, toujours influents dans certains médias tunisiens, exploitent les moindres impairs de l’IVD pour jeter le discrédit sur son travail, il est un fait que les partisans de la justice transitionnelle sont eux-mêmes partagés. Le débat agite ainsi les milieux démocrates au passé d’extrême gauche. A l’instar de Khemaïes Chammari, ancien prisonnier politique sous Bourguiba puis Ben Ali, certains regrettent que la présidente de l’IVD, Sihem Bensedrine, soit « portée à bout de bras par Ennahda », un « biais politique » qui expliquerait que « l’essentiel des témoignages soit ceux d’islamistes ». D’autres, tel Tahar Chegrouche, issu du même groupe (les « Perspectivistes ») et lui aussi ancien détenu politique, ne veut pas s’arrêter à ce constat en estimant que le plus important, « c’est de crever tout ce passé d’arbitraire et de torture ».