Martial Solal et Jean-Michel Pilc à quatre mains, en club (le Sunside, Paris 1er), pour quatre concerts de musique improvisée (17 et 18 décembre). Evénement sensationnel. Deux concerts par soir, un peu plus d’une heure par concert. La musique à main nue, l’art de la conversation au clavier, cent mille idées en tête, un goût implacable des rythmes et des harmonies, quatre moments pour les susciter. Prestige de la rareté, de la proximité (le club), de l’amusement.

Solal, né le 23 août 1927 à Alger, pianiste, compositeur, chef d’orchestre, Solal soliste, Solal en duo, Solal en trio, Solal accompagnateur, Solal allé avec la planète des musiciens, Solal légende, Solal plus jeune que jamais, Solal et ses 70 ans de musique, Martial Solal, « notre maître à tous » lance Stéphane Portet, le patron du Sunside en style de présentation. Oui, tous : pianistes des six continents, musiciens, idiots musicaux, passants ordinaires et solalistes fervents.

Pourquoi ? Parce qu’il ne s’agit pas de virtuosité ou de performance, mais de pratique et d’esprit ; génie spontané sur fond d’un savoir illimité et d’exercices quotidiens, jeu mis en jeu, plaisir des rencontres. Dans son abondante contribution au cinématographe, Solal est l’auteur de la musique d’A bout de souffle. « Comment verriez-vous la partition ? Godard : – Chais pas, un solo de banjo, peut-être… »

Pilc, la quarantaine, autodidacte entré en jazz par solalisme, est polytechnicien. Il passe cinq ans au CNES (centre national d’études spatiales) avant de rejoindre l’exigeante galaxie des artistes. Aussi brillant, fulgurant, inventif que son maître, une discographie dodue, des croisements sans nombre. Lors de l’un de ses longs séjours à Manhattan, il fut, on le dit en passant, le directeur musical de Harry Belafonte.

Manhattan ? L’affaire n’est pas toujours simple pour les Européens. Solal en est une des coqueluches. Il n’a jamais voulu s’y installer. Invité une semaine en 2001, il bourre le très historique Village Vanguard six soirs durant. Première date, le 11 septembre. Le club de la 7e Avenue est plein comme un œuf. Puis, tel Ronsard en Vendômois, Martial rejoint son village de Chatou (Seine-et-Oise). Afin de mener sa vie de Solal, libre. Il a connu des heures sombres. Maintenant, il choisit ses dates. De là à se présenter au Sunside un soir de décembre, la surprise surprend.

Anticipation communicative

Méthode ? Le saut à l’élastique sans élastique. « On va improviser », annonce Pilc. « Tu n’en es pas capable » rétorque Solal. Et ça part. A quatre mains, ça ne rigole pas, ça joue. Qu’ils tournent autour de Nardis, Stella by Starlight ou Lover Man, tout se niche, bonheur d’écoute, dans la réinvention, les évasions, percées et retours au calme. Ils savent finir ensemble (vaste question). Pilc aime bien avoir la dernière note. Pour eux, il n’est ni standard, ni mauvais thème : Il était un petit navire se change en fabulette ou symphonie, s’estompe, mute, revient à l’improviste au cœur d’un classique, cavalcade de Lascaux, langueur des hivers, vogue la joie.

La question du talent, de la mise en place ne se pose pas. Seule, leur évidence. Après tout, il est possible que vous n’aimiez ni les jeux de balle sans enjeu, ni la mise en jeu, encore moins la magie. Que vous ne croyiez ni au potlatch, ni à la subtilité des joutes poétiques improvisées (les bertsulari du Pays basque). Seule exigence, l’énergie mentale ; l’écoute de l’autre, l’anticipation communicative, parlée en musique, sans mot ni chanson.

Jaculations de boogie, de ragtime, échos de James P. Johnson, ombre d’Art Tatum, toute l’histoire du jazz y passe

Les « êtres parlants » que nous sommes, auront bien exagéré les possibilités du langage. Quand on voit les résultats… Clichés, novlangue, haine positive de la langue… On ne parle pas du parler décrié des banlieues, plutôt inventif et prometteur, dans le genre Last Poets (le rap), mais de la langue de la télé, des nouveaux métiers, celle des « candidats », car il y a – et si le malheur venait de là ? – une langue des candidats.

Si l’on veut se faire une idée du dialogue philosophique – avec jaculations de boogie, de ragtime, échos de James P. Johnson, ombre d’Art Tatum, toute l’histoire du jazz y passe, confiez-vous à Solal et Pilc. Au dialogue de la pensée, ils ajoutent le génie des rythmes. Ruptures, changements de pied, cadrage-débordement, plus cette pratique souveraine des harmonies que l’un a retenue de l’autre. Pure émulation. Leurs mains se lient sans superbe. Jusqu’à se confondre sans prévenir.

Liszt et Chopin jouent dans un salon, raconte-t-on. Nuit, frissons, belles dames, ravissement. La dernière chandelle finit par mourir. Suspension du temps rendu sensible. Dans le noir, on reconnaît distinctement Chopin. Quand la lumière revint, c’était l’autre.

Enchantement

Au débotté, Pilc cite la fameuse petite phrase de CarmenL’amour est enfant de bohême ») à laquelle recouraient les boppers (Bird, Dizzy, les autres). Juste pour passer tout schuss de tel accord à tel autre – je n’entre pas dans les détails, on aura compris. Solal prend la pelote de volée et déroute la course. Eviter à tout prix le prévisible. L’art du rebond, la pratique de la joie devant la vie. Une leçon. Aux pauses, ils parlent beaucoup. Après quoi leurs doigts n’en font qu’à leurs têtes.

Espérons que personne n’aura eu la trivialité d’enregistrer ces instants de chance. L’enregistrement (si indispensable), c’est le cadavre de la musique. Que l’on s’y prenne comme on veut, la musique enregistrée ne représente que la minuscule part émergée des musiques jouées. Pour le savoir, il faut aller en club. Martial au micro : « Le jour où il m’a rencontré pour la première fois, l’extraordinaire… c’est que pour moi aussi, c’était la première fois. – Le hasard ? » hasarde le polytechnicien. Avant de lancer Caravan façon Picasso. Il se lève : « De qui, ce thème ? » (Juan Tizol, le « lead trombone » du Duke Ellington Orchestra).

Caravan, c’est un peu le Boléro de Ravel du jazz en vulgaire. Séduisant, discutable, musique du rien, agaçant, entêtant. Tout dépend. Revu et corrigé, diffracté, emballé par Martial Solal et Jean-Michel Pilc, un soir au club, Caravan en sort essoré, inventif, déconstruit, rafistolé, rafraîchi. L’enchantement.