Algérie : Reporters sans frontières dénonce « la main invisible » du pouvoir sur les médias
Algérie : Reporters sans frontières dénonce « la main invisible » du pouvoir sur les médias
Par Charlotte Bozonnet
Dix jours après la mort en détention du journaliste Mohamed Tamalt, l’organisation publie un rapport alarmant sur les entraves à la liberté d’informer en Algérie.
Des journalistes et des employés du quotidien « El Khabar » manifestent devant la cour administrative d’Alger, le 11 mai 2016. | STRINGER / REUTERS
Pressions politiques et économiques, procédures judiciaires : c’est un tableau inquiétant pour la liberté de la presse en Algérie que l’ONG Reporters sans Frontières (RSF) a dressé jeudi 22 décembre à Paris, lors de la présentation de son rapport « Algérie : la main invisible du pouvoir sur les médias ». L’organisation passe en revue les obstacles mis au travail des médias dix jours après le décès du journaliste Mohamed Tamalt, qui a constitué un coup de tonnerre.
L’homme, condamné cet été à deux ans de prison pour « atteinte à la personne du président », s’était mis en grève de la faim pendant trois mois avant de tomber dans le coma et de mourir le 11 décembre. L’administration pénitentiaire a mis en avant les problèmes de santé de la victime, mais les défenseurs de la famille attendent toujours d’avoir accès à son dossier médical et exigent qu’une enquête indépendante soit menée.
« Depuis, on se dit que tout peut arriver », avoue Noureddine Ahmine, avocat du journaliste Hassan Bouras, lui aussi en prison, et dont il exige la libération. Incarcéré à la prison d’El-Bayadh (ouest), M. Bouras a été condamné le 28 novembre pour « outrage à corps constitués » après avoir enregistré des vidéos dans lesquelles des citoyens dénonçaient des cas de corruption.
Pressions sur les titres critiques
Dans un pays noté 129e sur 180 au classement mondial de la liberté de la presse, le pluralisme des médias existe pourtant : la presse écrite compte 150 titres, les chaînes de télévision privées sont une cinquantaine. Après les mouvements de contestation de 2011, une forme d’ouverture a eu lieu. La réforme constitutionnelle de 2016 garantit la liberté de la presse et stipule que le délit de presse ne peut être sanctionné par une peine privative de liberté.
Mais, dans la pratique, la situation est bien différente, estime RSF. Dans la presse écrite, de nombreux titres ont une ligne éditoriale « peu – voire pas du tout – critique envers les dirigeants ». Ceux qui le sont en paieraient le prix, selon l’ONG. RSF fait ainsi témoigner le directeur du quotidien arabophone El Khabar, Cherif Rezki, pour qui il y a une volonté politique de nuire aux titres critiques. « Nous savons de source sûre que les autorités […] n’hésitent pas à contacter les grands industriels pour nous priver de publicité », dénonce-t-il, précisant qu’El Khabar a perdu 50 % de ses recettes publicitaires en 2015.
Pour les chaînes de télé, c’est l’absence de régulation claire qui est un danger : la majorité a un statut d’entreprise offshore, « une zone juridique grise », qui les rend vulnérables au bon vouloir des autorités. En 2015, la chaîne El Watan TV (sans lien avec le quotidien francophone) a été brusquement fermée « pour des propos tenus par l’un de ses invités ».
RSF note l’existence d’une presse en ligne « combative mais fragile ». « La précarité juridique dans laquelle nous exerçons nous fait vivre dans la peur constante d’une perquisition », raconte Ihsane El Kadi, directeur d’Interface Médias qui édite le site Maghreb émergent. Quant aux réseaux sociaux, ils sont, selon RSF, à la merci de l’Etat, l’accès à Internet étant fourni par une entreprise étatique.
Détentions arbitraires
L’ONG rappelle que les pressions peuvent se faire plus brutales avec le recours au code pénal, « cauchemar des journalistes », selon RSF, qui punit la diffamation, l’outrage et l’injure par des peines allant de deux mois à cinq ans de prison. Mohamed Tamalt avait été condamné sur la base des articles 144bis et 146 du code pénal pour « outrage à corps constitués » et « atteinte à la personne du président ».
Dans ce contexte, le rapport décrit « l’épée de Damoclès » que constitue la détention arbitraire pour les professionnels des médias, qui peuvent se voir détenus avant leur procès. En juillet 2016, deux responsables de la chaîne KBC ont ainsi été mis en prison, officiellement pour « fausses déclarations » liées à des autorisations de tournage. A l’époque, les observateurs avaient plutôt pointé les émissions satiriques diffusées sur la chaîne. RSF cite le cas de « Djornane el Gosto », émission très populaire, souvent qualifiée de « Guignols de l’info » à l’algérienne : « A partir de 2014, les pressions sur l’émission se sont accentuées. En 2015, des avertissements verbaux lui sont adressés par l’Autorité de régulation de l’audiovisuel. Le 23 juin 2016, c’est le coup de grâce. L’émission est censurée en plein tournage par la gendarmerie nationale. »
Selon Yasmine Kacha, directrice du bureau Afrique du Nord de RSF, ces difficultés se sont accentuées depuis 2014 et le début du quatrième mandat du président Bouteflika. RSF note également avec inquiétude une récente initiative officielle : l’appel lancé en juin 2014 par le ministre de la communication, Hamid Grine, aux éditeurs, annonceurs et journalistes à respecter « le cercle vertueux » de l’éthique. Autrement dit, à faire les « bons » choix.
Pourquoi l’affaire « El Khabar » enflamme-t-elle l’Algérie ?
Durée : 02:50