Après Alep, le désarroi de l’opposition syrienne
Après Alep, le désarroi de l’opposition syrienne
Par Benjamin Barthe (Beyrouth, correspondant)
Le régime Assad a repris le contrôle de la deuxième ville du pays, remportant sa plus grande victoire depuis 2011.
Des civils d’Alep évacués de la ville, le 22 décembre. | BARAA AL-HALABI / AFP
Déluge de critiques, bagarres sur les réseaux sociaux, claquements de portes : au lendemain de la chute d’Alep – l’armée syrienne a annoncé jeudi avoir repris le contrôle total de la ville –, l’opposition syrienne semble plus que jamais en proie aux doutes et aux divisions. « On est totalement dépassés par les événements. Tout le monde est frustré, démoralisé, révolté », confie Abdel Ahad Steifo, le vice-président de la Coalition nationale syrienne (CNS), le principal rassemblement anti-Assad, basé à Istanbul, qui fut longtemps l’interlocuteur privilégié des capitales arabes et occidentales.
Spectateurs impuissants de la déroute des rebelles, les dissidents s’écharpent sur les causes de ce qui est à ce jour leur plus grand revers, politique et militaire. Dans une « lettre d’excuses au peuple syrien », publiée par le site d’informations Al-Arabi Al-Jedid, Samar Massalmeh, une dirigeante de la CNS, stigmatise une organisation « statique, sans âme, manquant d’initiative », qui a été « incapable de s’implanter dans les territoires libérés ». « La réalité de la Coalition est qu’elle est faible, que sa représentativité est limitée (…) et qu’une partie de ses membres se sont transformés en employés de tel ou tel Etat », écrit l’opposante, en référence au poids de certains Etats arabes, comme le Qatar et l’Arabie saoudite, dans son fonctionnement.
« Inventaire »
« On a beaucoup trop laissé de champ sur le terrain aux salafistes et aux djihadistes, alors que, on le voit, ces gens qui ont kidnappé la révolution sont aussi incapables de mener une guerre, renchérit M. Steifo, dans une allusion aux groupes armés radicaux, dominants au sein de l’insurrection. On s’est trop reposés aussi sur nos alliés, qui n’ont rien fait, au moment où l’on avait le plus besoin d’eux, ajoute l’opposant, incriminant à mots couverts les Etats-Unis et les puissances européennes, qui ont multiplié les déclarations outragées mais vaines, et les monarchies du Golfe, notoirement silencieuses durant l’écrasement final des quartiers rebelles. On essaie de dresser un inventaire, pour présenter une nouvelle stratégie. »
Le fiasco d’Alep affecte aussi le Haut Comité des négociations (HCN), le bras diplomatique de l’opposition, impliqué dans les négociations qui se sont tenues en début d’année à Genève, sous l’égide des Nations unies, et dont la CNS est l’une des composantes, aux côtés d’autres courants de l’opposition et de représentants des groupes armés. « Tous ces corps ont perdu beaucoup de crédit, l’impression se répand qu’ils ne servent à rien, avance Samir Aita, un indépendant. Il y a beaucoup d’expectative, d’appels à former quelque chose de nouveau. »
Le besoin d’introspection et de restructuration se fait d’autant plus sentir que la montée en puissance de la Russie, le grand vainqueur de la bataille d’Alep, et la volonté affichée de Donald Trump, le futur locataire de la Maison Blanche, de se rapprocher du président russe Vladimir Poutine font peser sur le HCN et la CNS un risque croissant de marginalisation. Décidé à transformer sa victoire militaire en percée politique, le Kremlin s’est mis en tête d’organiser des négociations intersyriennes à Astana, la capitale du Kazakhstan. Sans en référer ni au HCN, ni à Staffan de Mistura, l’envoyé spécial de l’ONU sur la Syrie, maître de cérémonie des précédents pourparlers.
Selon l’opposant Qadri Jamil, un ancien vice-premier ministre, en exil à Moscou, qui incarne un courant beaucoup moins critique du régime syrien que la CNS, ces discussions pourraient se tenir durant la seconde moitié du mois de janvier. A Moscou, mardi 20 décembre, sous le regard de ses homologues turcs et iraniens, avec lesquels il entend former une troïka, le ministre russe des affaires étrangères Sergueï Lavrov s’était efforcé de dresser l’acte de décès du processus de Genève et de se poser en nouveau faiseur de paix. Sans un mot pour les textes de référence des précédentes négociations, comme la résolution 2254, qui élabore les contours d’une transition politique.
En vue des discussions d’Astana, les émissaires de Moscou multiplient les contacts au sein de tous les courants anti-Assad. « Les Russes ne sont pas comme les Iraniens, ils ne croient pas que Bachar Al-Assad puisse redevenir un jour le président de tous les Syriens, expose Sinan Hatahet, un analyste proche de l’opposition, régulièrement consulté par des envoyés du Kremlin. Aux opposants, ils disent la chose suivante : “Si vous reconnaissez la souveraineté de l’Etat et la légitimité de Bachar, alors nous vous aiderons à vous constituer en alternative et à gagner les élections.” Ils cherchent des gens susceptibles de cautionner un tel processus, un profil à la Qadri Jamil, mais avec plus de légitimité. »
« Beaucoup de bluff »
Inquiet de perdre son monopole sur les négociations et persuadé que le président Assad n’acceptera jamais de céder le pouvoir de lui-même, le HCN tente de faire barrage aux manœuvres de Moscou. « La Russie et l’Iran s’efforcent de minimiser le rôle des Nations unies et de prolonger la souffrance du peuple syrien », a accusé Salem Al-Meslet, un porte-parole du HCN. Ses membres ont été rassurés par la rapide réaction de Staffan de Mistura, qui en fixant la reprise de négociations de Genève au 8 février s’est efforcé de préempter le résultat d’une éventuelle réunion à Astana.
« Il y a beaucoup de bluff dans la position russe, estime l’opposante Bassma Kodmani, qui a participé aux pourparlers du mois de mars. La déclaration du sommet tripartite de Moscou est très vague. Cela atteste de désaccords entre les trois pays. Sans référence à la résolution 2254, ils ne pourront pas faire venir l’opposition à Astana. »
Le succès de l’initiative russe dépendra en grande partie de l’attitude de la Turquie, qui entretient des relations étroites avec l’opposition, tant politique que militaire. « On a vu pendant l’évacuation d’Alep qu’Ankara a fait pression sur les rebelles, notamment le groupe Ahrar Al-Cham [salafiste], pour éviter que ça déborde trop, dit Samir Aita. Les Turcs pourraient recommencer avec les responsables politiques en leur disant : soit vous jouez le jeu, soit vous êtes “out”. »