Scène emblématique des artistes underground et refuge des jeunes révolutionnaires, l’After Eight a fermé ses portes vendredi dans le centre-ville du Caire, pris depuis 2011 dans un tourbillon de gentrification et de dépolitisation.

Derrière la porte tenue par deux vigiles un peu rustres, le brouillard de volutes de tabac et le jeu de lumières multicolores noie une foule compassée. Ce vendredi soir, le club incontournable du centre-ville du Caire, l’After Eight, ferme ses portes et fait salle comble. Niché au cœur un passage exigu entre deux grandes avenues, le lieu donne sur un petit kiosque qui vend des cigarettes à l’unité et un café « shaabi » (populaire, en arabe).

Dernier club populaire

Apprêtées en bustier de dentelle ou habillés d’un simple survêtement à capuche pour rejoindre des amis à l’improviste, tout juste sortis de l’adolescence ou quinquagénaires, les clients se prélassent autant sur des mélodies orientales que sur des reprises occidentales. Le son n’est pas parfait, mais qu’importe. L’After Eight n’a pas construit sa réputation sur son sens de la sophistication et du service parfait. On y vient pour sa simplicité, son ouverture, son aura, dans une ville où les clivages sociaux interdisent, en principe, toute mixité.

« En revenant d’un long séjour au Liban, j’ai voulu créer au Caire le type d’endroits qu’on peut trouver facilement à Beyrouth », raconte Tarek Marsafi, propriétaire du lieu depuis 2002. Cheveux grisonnants et petites lunettes rondes, Tarek Marsafi passe la soirée à l’entrée du club pour discuter avec les habitués venus prendre l’air entre deux danses frénétiques.

« L’idée était d’ouvrir un pub qui soit dans l’esprit de la culture populaire égyptienne, ajoute-t-il. Un lieu où tout le monde serait le bienvenu, quels que soient sa tenue vestimentaire ou l’argent qu’il compte débourser pour boire toute la soirée. »

Célèbre pour avoir fait et danser et chanter les vedettes des années 60 et 70, l’After Eight est devenu depuis une quinzaine d’années une scène emblématique des jeunes musiciens de l’underground, en programmant notamment le groupe West El Balad (centre-ville, en arabe), un pionnier du genre.

Parmi ceux qui animent cette soirée de clôture, la DJette Dina El Gharib, se dit très affectée. « Je me produis dans ce lieu depuis 11 ans, raconte cette fougueuse artiste de 53 ans. C’est un des rares lieux du Caire qui rassemble les gens. Nous savons que nous formons une communauté partageant le même esprit. Pour nous, ce lieu, c’est l’After Beit » [beit signifie maison en arabe] ».

Esprit révolutionnaire

Situé à 5 minutes à pieds de la place Tahrir, le pub est aussi connu pour avoir accueilli en 2011 les jeunes révolutionnaires alors que le couvre-feu interdisait d’ouvrir la nuit. « Les jeunes venaient boire quelques bières avant de repartir le lendemain pour participer aux rassemblements, se souvient le propriétaire Tarek Marsafi. Cela nous a causé certains problèmes avec les autorités mais je suis fier de ce que nous représentions alors. »

A 58 ans, Tarek Marsafi s’est depuis assagi et a décidé d’ouvrir un lieu plus calme dans le quartier cossu de Mahandessin. « Pour moi, la fermeture n’est pas une si mauvaise nouvelle. Ce soir, je suis surtout triste pour ces jeunes qui perdent un lieu unique. »

S’il ignore pourquoi le nouveau propriétaire de l’immeuble n’a pas reconduit le contrat, Tarek Marsafi confirme que tout le centre-ville connaît, depuis la période révolutionnaire, un processus de gentrification qui exclut certains lieux populaires parfois trop connotés politiquement.

Les jeunes branchés ayant aussi leurs habitudes dans les bars proprets de Mohandessin et Zamalek, les quartiers bourgeois autour du centre-ville, expriment d’ailleurs moins de mélancolie que les plus modestes qui savent très bien qu’ailleurs ils risquent de trouver portes closes.