Étienne Mbappé, l’enfant prodigue de la basse camerounaise
Étienne Mbappé, l’enfant prodigue de la basse camerounaise
Par Séverine Kodjo-Grandvaux (contributrice Le Monde Afrique, Douala)
Le bassiste, qui a longtemps souffert de ne pas être aussi populaire que ses alter ego, s’est produit à guichets fermés à Douala le 23 décembre.
Certains artistes ont le succès fulgurant. D’autres doivent faire preuve de patience et de persévérance pour conquérir leur public. Le jazzman camerounais Étienne Mbappé est de ceux-là et reconnaît sans peine en avoir souffert :
« Des musiciens ou des chanteurs que je trouve moins bons que moi ont plus de reconnaissance. Charlotte Dipanda ou Richard Bona ont été immédiatement célèbres et populaires. Mon succès est froid, comme si je ne faisais pas l’unanimité et que les Camerounais ne savaient pas trop dans quelle case me mettre, parce que ma musique n’est pas ce qu’ils ont l’habitude d’entendre. Pendant longtemps, les sponsors ne m’ont pas suivi car je ne corresponds pas à ce qu’ils veulent. »
Et pourtant, lors de son concert à guichets fermés le 23 décembre à l’Institut français de Douala, les spectateurs étaient en très grande majorité des Camerounais, qui n’avaient aucun mal à reprendre en chœur ses chansons et à battre le rappel après deux heures de prestation. Génie de la basse, Étienne Mbappé a fait montre d’une grande technicité, qu’il a habillée d’un groove puissant et habilement dosé.
« La culture était très présente dans notre éducation »
Alors, jaloux, le bassiste ? Certainement, mais Étienne Mbappé avoue tout de même « penser facilement que les gens ne [l]’aiment pas ». En fait, c’est surtout un écorché vif qui porte en lui un Cameroun quitté trop vite. En 1978, alors qu’il a 14 ans, il rejoint la région parisienne où son père, malade, doit bénéficier de dialyses. Grâce à la musique découverte auprès de son oncle Valère Épée, son « mentor », qui avait rapporté des États-Unis des disques de negro spiritual, Étienne Mbappé fera vite sienne une culture différente.
Pourtant, c’est son pays natal qui l’a façonné. Au Cameroun, il a appris la guitare, d’abord en famille puis au collège Liebermann de Douala, où il donne son premier concert devant plus de 1 000 personnes. « La culture était très présente dans notre éducation. À l’école, on devait choisir une activité : musique, théâtre, peinture », explique le chanteur, révélant l’une des raisons pour lesquelles ce pays de plus de 23 millions d’habitants regorge d’autant de talents artistiques, plasticiens, écrivains, ou musiciens.
En France, auprès de ses camarades de classe, il découvre Trust, Téléphone, AC/DC. « Et j’aime ça ! », s’amuse le jazzman au look de rocker, santiags au pied, anneaux aux oreilles. « La musique m’a aidé à m’intégrer, confie-t-il quarante ans plus tard. Et à être moi-même, à vaincre ma timidité maladive, à acquérir une certaine confiance pour assumer mon identité. Je peux désormais dire que je suis profondément européen, français, sans avoir l’impression de couper avec mes racines. »
Pour autant, celui qui accompagne en tournée Nicole Croisille, Salif Keïta, Jacques Higelin ou encore Joe Zawinul, choisit de renoncer à sa nationalité camerounaise pour devenir français. Son nouveau passeport lui permet de répondre présent à la moindre sollicitation sans avoir à demander un visa. « Renoncer à ma nationalité camerounaise a été un choc, c’est vrai. Même si en le faisant, je ne me reniais pas », explique le bassiste. Il chante d’ailleurs toujours dans sa langue natale, le douala, son amour pour le Cameroun, où il revient chaque année en famille.
Etienne MBAPPE - WONDJA - PATER NOSTER
Durée : 06:00
Et c’est, tout naturellement, accompagné à la basse par son fils Swaeli qu’il a chanté, très ému, sur la scène de l’Institut français, évoquant un pays fragilisé au Nord, déchiré à l’ouest, Cameroun O Mulema. La veille, dans les salons de l’Hôtel Sawa où il a l’habitude de descendre, il confiait avoir rarement d’appréhension avant de se produire, précisant toutefois : « Il y a trois endroits au monde où je peux ressentir du trac : au Cameroun, à Paris quand la famille ou la communauté est dans la salle et en Martinique, ma terre d’adoption, où j’ai vécu sept ans. »
Un album avec Ray Charles
Étienne Mbappé partageait l’affiche avec la star du makossa Ben Decca, qui l’a rejoint sur scène pour une rencontre enflammée. Et pour le plus grand bonheur d’un public, venu applaudir en cette veille de Noël celui qui perpétue avec élégance et génie la tradition d’une basse camerounaise qui a conquis le monde. À tel point que pour l’enregistrement de son dernier album, Ray Charles avait fait appel au doigté exceptionnel du bassiste. Afin d’épaissir le son et de lui donner une teinte feutrée qui fait désormais sa marque de fabrique – et qui contraste avec sa voix aux échos cristallins – Étienne Mbappé revêt des sous gants de skieur.
Le parcours du bassiste, s’il est unique, n’est pas exceptionnel. Le Cameroun regorge de bassistes de talent à l’instar de Manfred Long qui accompagna Claude François et Manu Dibango, notamment sur Soul Makossa, d’Alhadji Touré, de Willy Nfor, Jeannot Dikoto Mandengue ou encore Vicky Edimo, le « modèle » d’Etienne Mbappé, « un ovni qui est arrivé dans la basse camerounaise et qui a tout pulvérisé ». Des pionniers qui ont largement influencé Richard Bona, Richard Epesse, André Manga, Hilaire Penda, Gro Ngolle Pokossi, Guy Nsangué… Et qui, selon les propres mots d’Etienne Mbappé, ont fait du « Cameroun une école de basse sans murs ».
2016 : Une année culturelle en Afrique
Durée : 03:34