Devant le club privé Reina, à Istanbul, le 2 janvier. | YASIN AKGUL/AFP

Un vent glacé souffle sur le Bosphore, la police est nerveuse. Des amoureux – pas beaucoup – arpentent les quais de la rive occidentale d’Istanbul. Des soldats à mitrailleuses, encagoulés contre la bise, gardent les entrées de rues touristiques d’Ortaköy, un quartier chic ; loin au-dessus de la rive, en ville, la vie paraît reprendre presque comme à l’habitude.

Le mitraillage du club privé Reina, qui a fait 39 morts et 65 blessés la nuit du réveillon, est le dernier d’une demi-douzaine d’attentats attribués depuis dix-huit mois à l’organisation Etat islamique (EI) en Turquie. On ne s’habitue pas à une telle spirale de violence, mais des automatismes naissent, un engourdissement finit par prendre.

Lundi 2 janvier, la presse turque faisait le pied de grue devant les hôpitaux du centre, et devant la principale morgue de la ville. Bonnes chaussures, manteaux épais : ils ont appris à s’équiper pour ces journées dehors.

Passent des proches des victimes, qui identifient les corps avant de les emporter. Les familles turques sont venues la veille. Lundi, ce sont les parents de visiteurs étrangers, qui avaient eu l’idée de fêter le Nouvel An dans cette ville-monde : la femme d’un banquier libanais, lunettes noires et téléphone vissé à l’oreille ; un représentant de l’ambassade d’Inde ; le père d’un Belgo-Turc de 23 ans, passé pour les vacances ; le frère et l’oncle d’un Saoudien venu dans un groupe d’amis ; le cousin d’un pharmacien kurde d’Erbil, arrivé d’Irak pour affaires – ses copains turcs l’avaient convaincu de rester pour les fêtes.

Vingt-cinq des 39 victimes du Reina venaient de l’étranger, notamment du Proche-Orient et du Maghreb. Parmi les morts, les autorités ont recensé sept Saoudiens, trois Libanais et trois Irakiens, deux Tunisiens, deux Marocains et deux Jordaniens, ainsi qu’un Koweïtien, un Israélien et un Syrien.

« Soldat héroïque du califat »

L’EI a revendiqué l’attaque lundi à la mi-journée. L’organisation la présente comme une attaque ordonnée par la « centrale », comme celles de Paris le 13 novembre 2015, plutôt qu’« inspirée » par le mouvement djihadiste, comme celle de Nice, le 14 juillet 2016. Selon son agence de propagande, Amaq, elle a été menée par un « soldat héroïque du califat », contre « le plus célèbre night-club » – c’est faire beaucoup d’honneur au Reina – « où des chrétiens célébraient leur fête païenne ». Le communiqué est rédigé dans un anglais de fortune. C’est une nouveauté : d’ordinaire, l’EI ne revendique pas ses attaques en Turquie.

L’assaillant – s’il n’y en avait bien qu’un seul, comme la police l’affirme – a mis en œuvre une attaque relativement simple de conception. Il a tiré des minutes entières (moins de dix), six chargeurs de kalachnikov, si cela était bien son arme, comme des vidéos de mauvaise qualité en attestent. Il n’a pas fait détoner de ceinture explosive : on ignore s’il en portait une. L’homme est toujours en cavale. Se terre-t-il à Istanbul ?

Selon le quotidien Hurriyet, il pourrait être lié à la cellule qui avait orchestré l’attaque du principal aéroport de la ville, le 28 juin 2016, qui avait fait 45 morts et des centaines de blessés. Les autorités kirghizes s’attachaient dans l’après-midi à vérifier si cet homme n’était pas un de leurs ressortissants – Hurriyet et Karar évoquent cette possibilité. Il pourrait également être ouzbek. La police a arrêté huit suspects dans la ville.

A la mosquée centrale de Gaziosmanpasa, quartier populaire, une cérémonie honore à 13 heures Büsra Köse, 19 ans. La jeune fille habitait le quartier avec sa mère, sans emploi, divorcée de longue date. Büsra est jolie : ses selfies tournent de téléphone en téléphone dans la ville depuis dimanche. Elle avait voulu sortir en ce Nouvel An maussade – les cérémonies officielles, sous la pluie, avaient quelque chose de bâclé, de triste, vu des écrans de télévision.

« Chaos turc »

Büsra Köse avait rejoint au Reina des amis turcs et kurdes – un petit groupe qui travaille en Irak. L’entrée du club n’est pas si chère. Le Reina n’est pas tout à fait la boîte « d’élite » que l’on a pu décrire, mais clinquante, elle l’est. « Elle avait 19 ans, elle voulait simplement s’amuser », dit son beau-frère, Umud Demir.

« Honte aux pays qui soutiennent le terrorisme. On les voit à la télévision : les Etats-Unis, la France, l’Angleterre… », dit un autre membre de sa famille, qui préfère rester anonyme. Umud Demir est plus calme, plus mesuré, mais il pense la même chose. Lundi matin, le quotidien progouvernemental Sabah évoquait en « une » un attentat « orchestré » – il faut entendre par les Etats-Unis et l’Occident.

Des journalistes pro-AKP (Parti de la justice et du développement, au pouvoir), accusaient la CIA d’avoir voulu répondre à l’instauration d’un cessez-le-feu en Syrie, le 30 décembre, fruit d’un accord conclu la veille entre Ankara et Moscou. C’était un revirement d’alliance et une claque diplomatique majeure pour les Etats-Unis. Auparavant, le président turc, Recep Tayyip Erdogan, avait accusé les Etats-Unis de soutenir « les terroristes » de l’EI et du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK).

Dans l’assemblée en deuil, à la mosquée de Gaziosmanpasa, on confond avec souplesse les trois guerres qui agitent la Turquie : contre l’EI, la rébellion kurde et le mouvement Gülen, accusé d’avoir orchestré un coup d’Etat raté le 15 juillet, qui a plongé le pays dans une série de purges colossale. Tout cela, c’est la même chose ou presque. « C’est le chaos turc, “ils” veulent en tirer avantage », dit Taner Gelebi, le frère d’une jeune amie de Büsra Köse, qui a pu s’extirper saine et sauve du Reina, dimanche. Ses parents étaient venus la chercher au commissariat. Lundi, elle tremblait devant la mosquée.