Un polar, un document, un essai… Notre sélection de livres
Un polar, un document, un essai… Notre sélection de livres
Chaque jeudi, « Le Monde des livres » propose une sélection de ses titres préférés.
Au menu cette semaine : la confession d’un ouvrier brestois floué par la vie, une exploration du tabou des menstruations, un essai sur le châtiment et la vraie-fausse autobiographie d’un écrivain mélancolique.
ROMAN : « Article 353 du code pénal », de Tanguy Viel
MINUIT
Ce n’est pas très agréable de tomber dans l’eau glacée, surtout si l’on s’y noie. C’est à peu près ce qu’explique au juge d’instruction Martial Kermeur, lequel vient d’assassiner en mer le promoteur immobilier Lazenec, à qui il avait confié une somme importante. Dans son septième roman, Tanguy Viel distille avec un sadisme tout musical la série des avanies de son personnage et du fils de celui-ci, Erwan, né le 10 mai 1981, qui est en prison – sans qu’on sache pourquoi.
Au-delà du passionnant « enchaînement de mauvaises réponses à un grand questionnaire » que constitue le destin de Kermeur, ce qui intéresse aussi le lecteur, c’est la façon dont Viel met au centre de son livre la question même du récit, de la façon dont on peut, comment et à qui, « confier » une histoire. Car c’est en partie l’intimidation sociale qui a précipité père et fils dans le malheur : « J’ai imaginé qu’il pensait des choses et donc j’ai imaginé qu’il fallait que j’y réponde, que là, devant lui, je devais me justifier, de comment c’était possible que moi, Martial Kermeur, ouvrier spécialisé à l’arsenal de Brest, comment moi je pouvais me payer un Merry Fisher de neuf mètres de long à l’état neuf. Alors qu’est-ce que j’ai fait ? Eh bien, j’ai tout raconté. » Un formidable polar politique où l’accusé n’est pas celui (ou ce) qu’on croit. Eric Loret
Article 353 du code pénal, de Tanguy Viel, Minuit, 176 p., 14,50 €.
ROMAN : « La Part inventée », de Rodrigo Fresán
SEUIL
« Seule la part inventée de notre histoire – la plus irréelle – a une structure, une beauté », écrivait à Francis Scott Fitzgerald son ami Gerald Murphy, qui inspira au romancier Tendre est la nuit (1934). Cette citation, qui donne son titre au nouveau roman de l’Argentin Rodrigo Fresán, est au cœur de ce livre foisonnant, d’une ambition extrême, qui tient autant de la pseudo-autobiographie d’un écrivain mélancolique au milieu de sa vie que d’une réflexion constellaire sur le devenir de la littérature à l’ère des nouvelles technologies et des YouTubeurs. En sept parties, qui empruntent à différents genres, Fresán navigue dans les eaux tumultueuses de la création littéraire, en partant de la naissance de la vocation d’un « Ecrivain » – sa quasi-noyade étant enfant – jusqu’à la mise en scène de sa propre disparition. Penélope, la « sœur folle » de ce dernier, le « Garçon » – un jeune aspirant auteur qui n’écrira pas une ligne – et l’ami de jeunesse de l’Ecrivain dessinent une galaxie d’êtres gravitant autour de cette idole à l’aura pâlissante, et murée dans une solitude à tout point de vue stérile. Fresán, habile marionnettiste porté par un langage torrentiel, propose une plongée en apnée dans la construction d’une fiction. Ariane Singer
La Part inventée (La parte inventada), de Rodrigo Fresán, traduit de l’espagnol (Argentine) par Isabelle Gugnon, Seuil, 592 p., 26 €.
DOCUMENT « Ceci est mon sang », d’Elise Thiébaut
LA DECOUVERTE
L’ouvrage passe avec humour d’une problématique à l’autre, il navigue librement de l’écologie à l’anthropologie en passant par la médecine. De quoi parle-t-il ? Des règles, de ce phénomène physiologique que toutes les femmes connaissent, mais dont elles parlent peu. Ceci est mon sang, d’Elise Thiébaut, offre une synthèse sur ce phénomène à la fois mystérieux et banal, source de croyances multiples et casse-tête de la recherche médicale. Les réminiscences de l’auteure, qui rythment la réflexion, dessinent, en creux, l’itinéraire intellectuel d’une féministe qui découvre son propre corps en même temps que la lutte pour les droits des femmes. Le lecteur regrettera parfois que certaines problématiques, comme les recherches pour soigner l’endométriose, soient survolées, même si l’exhaustivité n’était pas le pari de cet ouvrage léger et instructif, conçu pour désamorcer en douceur un tabou tenace. Violaine Morin
Ceci est mon sang. Petite histoire des règles, de celles qui les ont et de ceux qui les font, d’Elise Thiébaut, La Découverte, « Cahiers libres », 240 p., 16 €.
ESSAI : « Punir. Une passion contemporaine », de Didier Fassin
SEUIL
Tout commence par un constat. Celui de la « passion contemporaine » pour le châtiment. Il suffit de regarder les chiffres de l’emballement carcéral. A l’échelle planétaire, c’est un fait majeur. Or, il y a là un mystère, du moins une inconséquence : la prison ne sert à rien. Pire, elle aggrave la situation. De solution qu’était le châtiment, il est devenu problème, remarque le sociologue Didier Fassin dans son nouvel ouvrage, Punir. Notre idéal de la juste peine, celle qui répare, qui ménage l’humain et l’avenir, se heurte à son absence de lien avec le taux de criminalité, à sa corrélation (troublante) avec la montée des inégalités, à l’inégale distribution sociale des peines.
Pire, elle se réduit à l’infliction d’une souffrance, montre l’auteur au terme d’une argumentation méticuleuse, exhumant sous la prétendue rationalité du châtiment une cruauté presque archaïque, « une pulsion, plus ou moins refoulée, dont la société délègue les effets à certaines institutions et professions ». A l’épreuve de cette puissante lecture ethnographique et généalogique, la peine apparaît avant tout comme une manifestation crue de la violence politique à l’œuvre dans nos sociétés inégalitaires. Julie Clarini
Punir. Une passion contemporaine, de Didier Fassin, Seuil, 208 p., 17 €.