© Hergé-Moulinsart 2017

Les éditions Casterman et Moulinsart SA, la société de droit belge chargée de l’exploitation commerciale de l’œuvre d’Hergé, sortent ce mercredi 11 janvier une version colorisée de Tintin au pays des Soviets. Prépubliée dans Le Petit Vingtième entre 1929 et 1930, cette histoire est la première de la série des « Aventures de Tintin ». Elle est aussi la seule à n’avoir jamais été remaniée par le dessinateur. Réalisée par Michel Bareau, directeur artistique des Studios Hergé et ancien directeur artistique de Casterman, cette version colorisée fait grand bruit parmi les « tintinophiles ». Deux spécialistes – Philippe Goddin et Yves Frémion – expliquent pourquoi ils sont respectivement pour et contre.

POUR

Légitime sans être saugrenu, par Philippe Goddin 

© Hergé-Moulinsart 2017

Si maladroit soit le premier album de Tintin, je suis de ceux (nombreux) qui y sont très attachés. Ce n’est d’ailleurs pas sans raison que j’ai publié récemment aux éditions Moulinsart un ouvrage intitulé Hergé, Tintin et les Soviets. Dans sa partie centrale, ce livre tente de démontrer pourquoi on peut, pourquoi il faut l’aimer. Mais, que j’aie débusqué dans la toute première bande dessinée d’Hergé les germes de ce qui fera sa renommée par la suite n’implique pas que je considère celle-ci comme « sacrée » au point de refuser une opération qui, après tout, en souligne les qualités, et le fait dans un respect total de l’œuvre originale.

La colorisation récente, qui a pour premier effet de remettre en lumière ce monument incontournable de la BD, n’a pour moi absolument rien de saugrenu. Ce n’est certainement pas une « trahison » puisqu’elle remet en avant le dessin d’origine débarrassé de ses trames mécaniques et préservé des outrages du temps.

Prétendre qu’Hergé n’aurait pas voulu d’une telle publication est contraire à la vérité : dès 1932, il projetait de redessiner l’épisode afin de permettre sa réédition. C’est si vrai qu’il glissera un Tintin en moujik sur les fameuses pages de garde bleues de ses albums, conçues en 1937. La suite des aventures de Tintin, qui s’enchaînaient alors sans discontinuer, l’auront empêché de concrétiser cette intention.

A partir de 1942, lorsque Casterman lui demande de ramener à 62 pages tous les Tintin parus en noir et blanc afin de les republier en couleur, Hergé inscrit bel et bien cet épisode parmi ceux qu’il allait remanier. Ses archives en témoignent. En 1952, il promettait toujours aux lecteurs du journal Tintin de le redessiner dès qu’il en aurait l’occasion, de même que Les Cigares du Pharaon, alors absent du catalogue depuis près de dix ans. Ce n’est qu’en 1955 que la version entièrement redessinée et mise en couleur des « Cigares » est parue.

Restait alors à traiter un « Soviets » dont le scénario lui-même méritait d’être retouché. Mais au cours de la seconde moitié des années 1950, Hergé évolue et se persuade que son premier Tintin mérite en fait d’être republié sous forme d’archives, afin de permettre aux tintinophiles de mesurer le chemin parcouru. Le combat sera rude… avec son éditeur. Hergé se sera battu avec lui une douzaine d’années durant avant d’obtenir, en 1973, la réédition de l’épisode dans un volume d’archives. Quant à l’album d’origine, il n’aura été réédité sous forme de fac-similé qu’en 1981.

Est-ce faire injure à la mémoire d’Hergé que de parer de couleurs une œuvre qu’il avait conçue pour le noir et blanc ? Dans le cas des flibustiers qui ont publié sous le manteau, il y a quelques années, un « Soviets » « charcuté » et « maquillé » pour qu’il « tienne » en 62 pages, assurément oui ! Mais dans le cas de la colorisation qui paraît ces jours-ci, certainement pas ! Faut-il rappeler qu’il y avait eu, du vivant d’Hergé, deux précédents ? Le créateur de Tintin n’avait émis aucune objection, au milieu des années 1970, lorsque l’édition française du journal Tintin lui avait suggéré de republier en couleur les versions d’origine du Lotus bleu et du Sceptre d’Ottokar. C’est son studio qui s’était acquitté de cette tâche.

Je ferai remarquer que la colorisation récente de Tintin au pays des Soviets évite l’obstacle sur lequel les coloristes d’Hergé avaient foncé tête baissée lorsqu’elles avaient posé leurs couleurs sur des trames mécaniques qui, en l’occurrence, n’avaient plus de raison d’être lors de ces deux publications.

Reste à savoir si, Hergé n’étant plus là, cette initiative, toute louable qu’elle soit, est légitime. Avant son décès, Hergé a désigné son épouse comme sa légataire universelle. Le terme d’« ayant droit » dit bien ce qu’il veut dire. Libre à ceux qui désapprouvent la ligne de conduite de celle qui détient légalement les droits d’Hergé d’ouvrir un débat. Mais qu’ils le fassent sur base d’éléments objectifs, et non, comme certains l’ont fait récemment, en assénant des contrevérités.

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CONTRE

Hergé trahi, par Yves Frémion

© Hergé-Moulinsart 2017

Deux éditeurs, Moulinsart et Casterman, publient une réédition du premier album de Tintin, de Hergé : Tintin au pays des Soviets. La nouveauté est qu’il a été mis en couleurs alors qu’il ne l’avait jamais été. Les limites à l’obsession commerciale et à la cupidité éditoriale sont ici franchies. Une telle initiative viole carrément le droit moral de l’artiste disparu que ces éditeurs étaient censés défendre. Hergé doit se retourner de rage dans sa tombe, comme ses fans.

En effet, coloriser Tintin au pays des Soviets, c’est avant tout n’avoir rien compris à son œuvre ni surtout à cet album clef dans l’histoire de la bande dessinée. Quand le jeune Hergé, qui sait à peine dessiner, se lance dans cet épisode commandé par son patron anti-bolchévique l’abbé Wallez, il ne sait pas lui-même qu’il va révolutionner le genre. Mais, au cours de son récit, sans doute conditionné par quelques scènes se passant dans la neige russe, Hergé va inventer littéralement l’art du noir-et-blanc. Il va le perfectionner dans les albums suivants jusqu’à ce qu’il se décide à « passer à la couleur » pour des raisons – déjà – commerciales, au point de faire redessiner et mettre en couleurs ses albums précédents (sauf celui-là).

Dans cet album, Hergé utilise le noir non comme simple support du trait, même épaissi, mais comme une couleur, comme toutes les couleurs à la fois en une seule (rappelons que la combinaison de toutes les couleurs donne du noir). Les masses noires et blanches s’équilibrent parfaitement, malgré les étendues neigeuses. Cela paraît une évidence aujourd’hui où de nombreux bédéastes persistent dans la BD sans couleurs, en prenant beaucoup de risques car la couleur sert souvent à estomper les défauts du dessin : les artistes du noir-et-blanc sont de vrais artistes ou alors c’est raté.

Mais cette évidence est à l’époque une révolution. A part Gustave Doré et Caran d’Ache qui l’ont esquissée, cette utilisation du noir et blanc dans la narration n’existe pas alors. Après les Soviets, les dessinateurs vont s’emparer de cette technique nouvelle et faire de la BD un art progressivement majeur. Car l’équilibre des masses (couleur/non-couleur) est un élément essentiel de la narration graphique.

C’est pourquoi, malgré son dessin de débutant et son scénario inepte, cet album est un jalon fondamental dans l’histoire de la bande dessinée. Ces éditeurs, qui n’y ont rien compris, vont par leur initiative, nier le génie de Hergé, rabaisser cette histoire au rang d’un album banal comme il en sort quelques milliers chaque année et dont nous pourrions nous passer. Ils vont effacer son aspect novateur, sa puissance, son aspect précurseur.

Cette édition est donc une mauvaise action, qui doit être dénoncée dans l’intérêt même de son auteur. Rendez-nous le génie d’Hergé et fichez-lui la paix là où il est, et d’où il n’a jamais demandé que quelques Picsou saccagent son travail pour gagner toujours plus.