L’avis du « Monde » – à voir

Le deuxième long-métrage documentaire de Mila Turajlic (après Cinema Komunisto, 2010) est habité tout du long par une idée forte : celle des rapports entre histoire et héritage ou, pour le dire autrement, que ce que l’on reçoit de ses parents concerne tout autant le domaine intime que le destin politique d’un pays. Ainsi peut-on voir L’Envers d’une histoire autant comme un portrait de famille que comme un retour sur cinquante ans d’histoire serbe.

Pour cela, la réalisatrice, née en 1979, choisit de poser sa caméra dans un lieu stratégique : un appartement familial en plein cœur de Belgrade, nationalisé en 1949 par le pouvoir communiste de Tito et scindé depuis en deux, où ses grands-parents et parents durent cohabiter à proximité de nouveaux voisins, derrière les pans d’un faux mur posé à l’occasion dans leur salon. C’est depuis cette paroi, à la fois physique et symbolique, que Mila Turajlic envisage les bouleversements historiques qui suivirent : la désagrégation de la Yougoslavie, l’arrivée au pouvoir de Slobodan Milosevic, sa politique ethniciste et belliciste, ses réélections successives, puis le renversement du régime par la révolution démocratique du 5 octobre 2000. Autant d’événements qui ne furent jamais que les symptômes d’une division profonde et toujours persistante de la Serbie.

Scepticisme et résignation

Mais, dans cet appartement vit une résidente hors du commun qui apparaît comme le véritable sujet du film : Srbijanka Turajlic, la propre mère de la réalisatrice, professeure de maths aux cheveux courts et vêtue comme un garçon, figure majeure de l’opposition à Milosevic, mais aussi de la révolution du 5 octobre, puis une ministre du gouvernement de transition démocratique, avant qu’elle ne se retire de la vie publique, qu’elle commente néanmoins régulièrement à la télévision. Pourtant, devant la caméra de sa fille, Srbijanka affiche un troublant scepticisme teinté de résignation : elle eut beau lutter toute sa vie pour la liberté, ses concitoyens n’en restent pas moins tiraillés, à chaque nouvelle élection, entre les tentations nationalistes, populistes ou l’illibéralisme prorusse.

Animé par un esprit de clarté, le film parvient à entremêler des trames historiques, générationnelles et géopolitiques complexes, grâce à un travail de montage extrêmement efficace, d’une grande fluidité narrative, truffé en outre d’images d’archives étonnantes et peu montrées (l’apostrophe catastrophée de Vinko Hafner, l’un des « pères fondateurs » de la Yougoslavie, à un Milosevic drapé dans son orgueil sur les bancs du Parlement).

Mila Turajlic joue sur la façon dont l’intérieur (l’appartement) et l’extérieur (la rue, l’espace public) se convoquent mutuellement

Mila Turajlic joue sur la façon dont l’intérieur (l’appartement) et l’extérieur (la rue, l’espace public) se convoquent mutuellement. Sa caméra joue avec habileté du motif des embrasures et des fenêtres qui permettent à l’un et l’autre de communiquer : celles qui ouvrent au-dehors et permettent d’observer, par exemple, les manifestations en cours, mais aussi la télévision, où bruissent les images du pays. Le film n’est ainsi fait que de seuils à franchir, jusqu’au seuil ultime et originel : la scission de l’appartement.

Mais, en matière de passage, le plus beau est encore le relais, d’un côté à l’autre de la caméra, entre la mère et sa fille : ce flambeau des luttes que l’on n’a pas pu mener jusqu’au bout et, avec lui, la vigueur d’un pessimisme sachant qu’il n’y a, peut-être, pas grand-chose à espérer des révolutions. Du moins jusqu’à la prochaine.

Documentaire français et serbe de Mila Turajlic (1 h 44). Sur le Web : www.survivance.net/document/47/69/L-envers-d-une-histoire et www.othersideofeverything.com