Quinze Centres dramatiques nationaux poursuivis par des artistes
Quinze Centres dramatiques nationaux poursuivis par des artistes
Par Clarisse Fabre
Le syndicat SFA-CGT assigne en justice plusieurs CDN, au motif qu’un accord de 2003 sur l’emploi n’est pas respecté.
C’est « Ubu » dans les centres dramatiques nationaux. Plusieurs syndicats d’artistes, emmenés par le SFA-CGT, ont attaqué en justice quinze centres dramatiques nationaux (CDN) sur un total de trente-huit, ceux d’Aubervilliers, Besançon, Bordeaux, Caen (Hérouville-Saint-Clair), Dijon, Gennevilliers, Lille - Tourcoing, Marseille, Montpellier, Montreuil, Nancy, Nanterre, Nice, Saint-Etienne et Valence. Motif : ces établissements culturels, dirigés par des metteurs en scène dont la mission est de produire des spectacles et de faire vivre la création sur le territoire, ne respectent pas un accord professionnel de 2003, lequel prévoit d’assurer un certain volume d’emploi aux artistes interprètes (comédiens, danseurs, musiciens…). L’action en justice vise également le Syndicat national des entreprises artistiques et culturelles (Syndeac), organisation patronale signataire de l’accord de 2003.
« Les quinze plus mauvais élèves »
Les sommes réclamées s’élèvent à 8,5 millions d’euros, ce qui correspondrait au nombre d’heures de travail qui a fait défaut aux artistes depuis 2010. Cela va de 126 000 euros pour le CDN de Besançon à 508 000 euros pour celui de Gennevilliers, et jusqu’à 986 000 euros pour la Criée, à Marseille, lit-on dans les conclusions de l’avocat du SFA-CGT, Me Michel Henry.
Si l’action ne vise « que » les quinze CDN, cela ne signifie pas que les vingt-trois autres appliquent le texte correctement : « La grande majorité des CDN n’entrent pas dans les clous de l’accord, mais nous avons ciblé les quinze plus mauvais élèves », explique le comédien et représentant du SFA-CGT Aristide Domenico. Dans un communiqué, lundi 9 janvier, le Syndeac s’inquiète pour l’avenir des CDN et l’emploi de « 350 salariés permanents ».
Le côté surréaliste n’est pas tant le fond de l’affaire que le « talent » avec lequel les parties ont réussi à ne pas s’entendre, fournissant des armes inespérées aux adversaires de la culture subventionnée, sur le thème « où va l’argent public dans les théâtres ? » Le tout à l’approche de la présidentielle. Drôle d’anniversaire pour les CDN, fleurons de la décentralisation culturelle qui fêtent leurs 70 ans cette année.
« Variable d’ajustement »
L’action en justice n’est pas vraiment une surprise. L’assignation devant le tribunal de grande instance de Paris remonte à plus d’un an, en décembre 2015. Depuis, les parties se renvoient la responsabilité de l’échec des tentatives de discussion. Le prochain rendez-vous devant le juge pour une « mise au point » de la procédure est fixé au 21 février, et l’on devrait alors connaître la date de l’audience.
Le Syndeac estime que l’accord de 2003 est obsolète. Schématiquement, le texte prévoit que le volume d’emploi réservé aux artistes interprètes doit représenter 40 % du budget artistique du CDN, ainsi que 25 % des heures travaillées par les autres filières (métiers techniques, administration, etc.). Or, selon le Syndeac, les CDN subissent depuis dix ans une érosion de leurs moyens, et la part consacrée à l’artistique est devenue la « variable d’ajustement ». En clair, les spectacles se font avec un nombre plus restreint de comédiens. « Les temps ont changé, les CDN ne sont plus les premiers employeurs des artistes, ce sont les compagnies indépendantes », résume le directeur du Syndeac, Cyril Seassau.
La situation se corse pour calculer le taux d’emploi artistique, en fonction du modèle économique d’une création. Un exemple : si le spectacle programmé est une coproduction majoritaire du CDN, alors les heures de travail des artistes sont prises en compte à 100 %. Mais s’il s’agit d’une coproduction minoritaire, ou d’un simple « accueil », alors les heures ne comptent qu’à hauteur de 40 %. Or, ajoute M. Seassau, « la part des coproductions majoritaires n’a cessé de diminuer depuis 2000, du fait de la fragilité financière des CDN : il faut de plus en plus de partenaires pour boucler un budget de production », dit-il.
L’évolution des formes esthétiques, avec notamment le recours à la vidéo dans les créations, changerait aussi la donne : un cameraman peut se retrouver sur scène, filmant en direct la pièce. Mais ses heures de travail n’entreront pas dans les critères de l’accord de 2003, car il est un technicien, et non un artiste.
« C’est absurde ! », s’emporte Benoît Lambert, à la tête du CDN de Dijon, qui se voit réclamer 700 000 euros de dommages-intérêts. « Je suis assigné sur les années 2010, 2011 et 2012, c’est-à-dire avant mon arrivée à la tête du CDN. Quand j’ai pris mes fonctions, en 2013, on ne m’a pas informé de l’étendue du problème. Depuis, j’ai mis en place des contrats de professionnalisation pour des jeunes artistes, d’une durée de douze mois », précise-t-il. « On attaque des jeunes directeurs comptables des agissements de leurs prédécesseurs, on nous désigne comme des patrons voyous ! Pourtant, la mission des directeurs de CDN s’apparente plus à celle d’un proviseur de lycée ou d’un directeur d’hôpital », affirme-t-il.
« Notre idée n’est pas de mettre en danger l’emploi dans les CDN », se défend Denis Gravouil, secrétaire général de la fédération CGT-spectacle, qui s’est greffée sur la plainte du SFA-CGT. L’accord de 2003 est déjà le résultat d’une médiation qui visait à régler un précédent contentieux, en 1999. Et cet accord de 2003 n’a pas été respecté… D’où le sentiment des syndicats de s’être fait « rouler dans la farine ». « La voie pour trouver un compromis est étroite, mais possible », estime M. Gravouil. « On peut toujours discuter jusqu’au jour de l’audience », glisse de son côté Me Michel Henry.