La rocambolesque redécouverte du plus vieux brevet de jeu vidéo
La rocambolesque redécouverte du plus vieux brevet de jeu vidéo
Par William Audureau
Déposé en 1947, le brevet du Cathode-Ray Tube Amusement Device a dormi plus de cinquante ans dans des cartons, avant qu’un archéologue du jeu vidéo français ne tombe sur lui.
A l’occasion de ses 70 ans, Le Monde retrace le rocambolesque destin du Cathode-Ray Tube Amusement Device, ou périphérique de divertissement pour écran à tube. Il s’agit du plus vieux brevet de jeu vidéo connu, et sept décennies après son dépôt le 25 janvier 1947 à l’office des brevets américains, il tient autant de l’ovni historique que du saint Graal pour les historiens du jeu vidéo. (3/3)
Le Cathode-Ray Tube Amusement Device n’avait pas que des amis. Longtemps, le seul brevet qui a compté fut celui attribué en 1974 à Ralph Baer, qui revendiqua toute sa vie le titre de « père du jeu vidéo ». Cet ingénieur allemand naturalisé américain construisit de 1966 à 1969 le premier prototype de console de jeu, la Brown Box, qui aboutit en 1972 à l’Odyssey de Magnavox, la première console de jeu vidéo commercialisée.
Ralph Baer and Bill Harrison testing the Brown Box [1969]
Durée : 02:40
Le procès qui faussa l’histoire du jeu vidéo
Sa redécouverte, on la doit à un authentique Indiana Jones du jeu vidéo, le collectionneur français David Winter. Il relate l’histoire au Monde :
« C’est moi qui l’ai redécouvert, complètement par hasard, en cherchant dans les archives des procès de Magnavox [un constructeur de téléviseurs américains des années 1960 et 1970], personne ne savait qu’il existait. »
Car paradoxalement, cette découverte est intimement liée au brevet de 1974 de Ralph Baer, qui alimenta l’un des plus longs feuilletons judiciaires de l’histoire de l’industrie du jeu vidéo. Durant plus de deux décennies, son ayant droit, Magnavox, intenta procès sur procès à tous les acteurs de l’industrie pour violation de brevet. Atari, Sega, Nintendo… tous durent capituler devant lui.
David Winter, collectionneur de vieilles consoles, dans sa boutique de réparation électronique à Paris, Paléophonies. | Karim El-Hadj
Plus que des dommages et intérêts, l’ingénieur américain aurait aimé être reconnu comme le père des jeux vidéo. Malheureusement, ces accords juteux étaient rarement ébruités : plusieurs n° 1 mondiaux successifs ont non seulement payé des dommages et intérêts à Magnavox, mais également acheté la discrétion du constructeur quant à ces arrangements. Pendant longtemps, Nolan Bushnell, le fondateur d’Atari, resta ainsi considéré par le grand public comme l’inventeur des jeux vidéo, alors même que Pong fut reconnu devant les tribunaux comme un plagiat du jeu de tennis de l’Odyssey de Ralph Baer. Dès le départ, l’histoire du média était écrite de travers.
L’expédition de David Winter
Au début des années 2000, désormais à la retraite, Ralph Baer débute une mission de réécriture de l’histoire du jeu vidéo, archives à l’appui. « En raison de problèmes de santé, j’avais besoin de quelqu’un pour m’aider à poursuivre mon travail de récupération de documents », expliqua-t-il quelques années avant sa mort au Lemelson Center pour l’étude de l’invention et de l’innovation. L’ingénieur américain, par ailleurs collectionneur d’armes, cherche en particulier quelqu’un de familier de la technologie des années 1970, passionné par la genèse du jeu vidéo, et qui ait le goût de la préservation des reliques.
« La seule personne que je connaisse qui répondait à ces critères, c’était David Winter. J’ai commencé à fréquemment échanger avec lui par e-mail en 1998. Il avait alors la vingtaine, des connaissances en ingénierie électronique et logicielle, et déjà une vaste collection de vieilles consoles. Qui plus est, il s’est avéré être un de ces rares cas de vrais collectionneurs, intensément intéressés par l’histoire des jeux. […] Et en bien des manières, je me voyais en lui. »
David Winter (à gauche) et Ralph Baer (au centre) jouent à la Brown Box, premier prototype de console de jeu vidéo moderne (1966-1969). | Archives personnelles de Ralph Baer
David Winter et Ralph Baer se lancent dans un long périple pour Chicago en juin 2002. Non pas pour une caverne oubliée ou un temple enfoui, mais pour un entrepôt de stockage d’archives industrielles de son ancien employeur, dans lesquels ils restent deux jours à ouvrir des cartons, dans la fournaise et la poussière d’un jour de canicule. Ils cherchent alors de vieux prototypes d’Odyssey, mais tombent surtout sur des myriades de documents.
« Dans une boîte en carton d’un des procès de Magnavox, il se trouvait une copie de ce brevet [de 1947] », se rappelle David Winter. Pourquoi figurait-il dans cette chemise ? Avait-il été ajouté au dossier par les avocats de Magnavox ou par leurs adversaires ? Mystère. Seule certitude, le CRT Amusement Device est cité dans le brevet de 1974 de Ralph Baer, même si ce dernier jure ne pas en avoir entendu parler. Une découverte du service juridique, peut-être ? A-t-il influé dans ces procès ? Les éléments de contexte manquent. David Winter aurait aimé emporter le carton entier pour pouvoir l’étudier à tête reposée, mais pour des raisons pratiques, il lui faut faire des choix dans les archives qu’il récupère. « C’étaient des dossiers en chemises en accordéon, j’ai pris le papier en pensant qu’il fallait le documenter, mais on ne pouvait pas tout garder », se justifie-t-il.
Dans les archives de Magnavox, un registre attestant que Nolan Bushnell, d’Atari, a assisté à une présentation de l’Odyssey en amont de la création de Pong. | Archives personnelles de Ralph Baer
Paternités concurrentes
De retour à Paris, David Winter scanne le brevet, puis une fois l’autobiographie de Ralph Baer publiée, met en ligne la copie du CRT Amusement Device sur son site Internet en 2005. La manière dont s’écrit l’histoire du jeu vidéo est instantanément changée. Le 26 janvier 2006, l’encyclopédie en ligne Wikipedia enrichit son article « Histoire des jeux vidéo », sous le titre « Le commencement », d’un nouveau paragraphe dédié au fameux brevet. Celui-ci fait désormais l’ouverture de tous les nouveaux livres qui s’écrivent sur le sujet.
C’est le paradoxe de cette opération archéologie, qui a vu Ralph Baer missionner David Winter pour prouver qu’il était juridiquement le père du jeu vidéo, et se retrouve avec la révélation au grand public d’un brevet encore plus ancien que le sien. Obsédé par sa rivalité historique avec Atari, l’ingénieur n’a pas réalisé tout de suite la puissance de cette découverte. Mais quand il était interrogé sur le sujet, il ne cachait pas son dédain pour ce vieux document, qui comme la plupart des prototypes qui ont précédé ses travaux, n’a jamais eu la moindre application industrielle réelle.
C’est ce qu’il nous expliquait dans un e-mail de 2011, trois ans avant de mourir :
« Toutes ces démonstrations graphiques ne faisaient pas plus d’effet que si vous sifflotiez dans le noir en marchant dans la forêt sans personne aux alentours pour vous entendre, personne pour enregistrer la mélodie, ni faire sa publicité commerciale et autres scénarios pour lui donner vie. Ces jeux n’avaient aucune influence concrète sur l’invention et le développement des jeux TV, surtout que mes créations ne s’appuyaient sur aucun d’entre eux… Je n’en avais jamais entendu parler. »
La charge est violente, mais difficilement contestable, puisque le constructeur de télévision et télédiffuseur américain DuMont n’a jamais fait usage de son brevet. Et le simple fait que l’on connaisse aujourd’hui l’existence du CRT Amusement Device tient d’un petit miracle, tant celui-ci était tombé dans l’oubli dès 1949.
De son côté, son ami David Winter insiste sur la particularité du CRT Amusement Device : d’un point de vue technique, il s’agit d’un jeu d’électronique, avec manipulation d’un signal vidéo, mais pas d’un jeu vidéo capable de produire ses propres images sur un écran à tubes, ni de calculer des interactions – ce qui sera effectivement la définition juridique d’un jeu vidéo dans les années 1970, avant que l’avènement des écrans LCD et plasma ne la rende caduque.
Mais l’histoire retiendra pourtant que l’invention de 1947 est bien le premier embryon de cette riche industrie, et désormais l’objet de fantasmes de la part des antiquaires de la manette. Dans sa forêt, dans un carton, dans un grenier, ou juste dans l’imagination des archéologues des premiers pixels, un prototype de l’invention de Thomas Goldsmith et Estle Mann sifflote peut-être encore quelque part. Personne ne sait où il se cache, mais au moins maintenant, on sait qu’il a existé.