Patrick Cohen : « Je suis un grand brûlé de la présidentielle de 2002 »
Patrick Cohen : « Je suis un grand brûlé de la présidentielle de 2002 »
Propos recueillis par Sandrine Blanchard
Le journaliste de France Inter est aux commandes de la matinale la plus écoutée de France. Selon les derniers résultats de Médiamétrie, « Le 7/9 » de la radio publique réunit plus de deux millions d’auditeurs.
Je ne serais pas arrivé là si…
… S’il n’y avait pas eu ce puzzle de hasards de la vie et de rencontres : si je n’avais pas plongé dès l’enfance dans un environnement où la radio était très présente ; si à l’adolescence je n’avais pas eu l’attrait pour la lecture des quotidiens ; si étudiant je ne m’étais pas engagé comme militant syndical… Il y a tellement de choses. Toutes sont importantes.
Pourquoi la radio était-elle si présente dans votre enfance ?
Maman ne travaillait pas. J’ai beaucoup de souvenirs à la maison. La radio était tout le temps allumée dans la cuisine, essentiellement sur Europe 1. Elle m’était familière, m’attirait, m’intriguait. Je me souviens des voix de Pierre Bellemarre, Maurice Biraud, Stéphane Collaro, André Arnaud. Ma mère ne comprenait pas pourquoi j’achetais des disques alors que la musique, me disait-elle, « on l’écoute à la radio » !
En parallèle de ce bain radiophonique, la prise de son m’a très vite attiré. J’ai réclamé très jeune des magnétophones pour enregistrer des musiques, de la radio, des voix dans la rue, dans ma famille. J’aimais faire des bidouillages, des montages avec des cassettes. J’enregistrais, par exemple, des heures d’entretien avec l’un de mes grands-pères sur l’univers automobile.
Et vous vous enregistriez sur ces cassettes ?
Non, ça ne m’intéressait pas du tout d’entendre ma voix. Je voulais enregistrer les autres, réaliser des montages de chansons, etc. Ce qui m’amusait, c’était l’idée de produire quelque chose. C’était un jeu. Quelques années plus tard j’ai acheté un ReVox [enregistreur à bande].
A quand remonte votre envie de devenir journaliste ?
C’est venu après, au lycée. J’étais un gros lecteur de journaux, j’en achetais tous les jours. Quand on me demandait ce que je voulais faire, je disais : journaliste. Un peu au désespoir de mes parents qui pensaient que je pouvais faire autre chose. Mais par la suite, mon père, qui était ingénieur, m’a toujours aidé.
Pourquoi choisissez-vous une fac de droit après le bac ?
Parce que j’ai échoué au concours d’entrée de Sciences Po. Je me suis posé la question de devenir avocat ou juge.
A l’université de Tolbiac à Paris, vous vous engagez dans le syndicalisme étudiant…
A tout juste 18 ans, en 1980, je suis devenu vice-président étudiant de Paris-I sous l’étiquette UNEF [Union nationale des étudiants de France].
Pourquoi cet engagement ? On parlait beaucoup politique dans votre famille ?
Non, pas plus que ça. Je ne saurais pas expliquer ce choix. Peut-être l’impression d’être utile. Je me suis mobilisé, j’ai croisé beaucoup de gens : Manuel Valls, Harlem Désir, Alain Bauer – qui m’a succédé comme vice-président – Stéphane Fouks, qui étaient dans l’autre UNEF [l’UNEF-ID, Union nationale des étudiants de France - Indépendante et démocratique].
Quels étaient vos combats ?
C’était la fin des années Giscard. La ministre des universités, Alice Saunier-Seïté, faisait tout pour se faire détester. Elle affichait des positions très provocatrices, très réac’. La circulaire Bonnet, qui restreignait l’accueil des étudiants étrangers, est l’un des sujets qui m’a poussé à m’engager.
Et cela ne vous a pas mené à la politique ?
Non. D’ailleurs, parmi ceux avec qui je militais, aucun n’a fait carrière en politique. Cela me fascine. Didier Seban et Pierre Mairat – qui défend le MRAP [Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples]– sont devenus avocats, Patrick Apel-Muller est aujourd’hui directeur de la rédaction de L’Humanité, Karl Lask a travaillé à Libération et est désormais à Mediapart.
Les militants communistes de l’UNEF avaient une assez grande distance avec la politique menée par le parti vis-à-vis de l’union de la gauche et de Mitterrand. Contrairement aux trotskistes ou aux rocardiens, dont beaucoup ont fait carrière dans la politique : Dray, Cambadélis, Bauer, Valls, Désir. Le constat est impressionnant.
Quel souvenir gardez-vous de l’élection de François Mitterrand ?
C’était la première fois que je votais. J’ai vécu cette période à travers ce milieu du syndicalisme étudiant, avec des gens sincèrement enthousiastes. J’ai vu les militants communistes les plus endurcis faire campagne pour Giscard. J’ai assisté à cela. Ce n’était pas l’état d’esprit des gens qui m’entouraient.
J’ai surtout le souvenir de la volte-face assez spectaculaire de l’UNEF, jusque-là dirigée par des trotskistes. Ils acceptaient tout d’un coup de participer aux élections universitaires, qu’ils avaient jusqu’ici combattues.
Quand s’arrête votre engagement dans le syndicalisme étudiant ?
Dès mon entrée à l’école de journalisme (ESJ) de Lille. Car c’était incompatible avec le métier que je voulais faire. J’ai eu un peu de mal à faire mon trou. Je me suis planté au concours de l’ESJ Paris. Le jury m’a dit : « Vous avez fait une maîtrise de droit, vous êtes trop intello, trop abstrait pour devenir journaliste. » J’ai tenté la bourse Lauga d’Europe 1. Là aussi j’ai échoué. J’ai obtenu l’ESJ Lille sans briller au concours. J’étais parmi les derniers.
Qui sont ceux qui vous donnent votre première chance ?
A Lille, mon prof de radio, correspondant de RTL, trouvait que j’avais des dispositions. J’ai fait mon stage d’été à Fréquence Nord où j’ai été repéré par des personnes qui créaient la nouvelle radio de la Voix du Nord, RVN. Le patron, Jean Réveillon (devenu directeur de France 2), me recrute. J’anime avec lui la matinale. Pendant un an, cela fait grincer des dents à l’école, j’ai deux vies : je travaille le matin à RVN, puis je file à l’ESJ.
Pourquoi partez-vous en Guyane ?
A la sortie de l’école, je dois faire mon service militaire. Grâce à un piston, je suis affecté à la base aérienne d’Aix-Les Milles. Je joue au dingue pour me faire réformer. Au bout d’un mois, j’arrive à sortir. Mais nous sommes en plein été et tous les stages de fin d’année ont été pris. J’ai le bec dans l’eau.
Un copain d’école, Christian Prudhomme (actuel directeur du Tour de France) me dit : « Je suis à RFO, il y a une place qui se libère. » Mon rendez-vous avec le patron a duré trois minutes : « Il paraît que vous n’êtes pas mauvais. On va vous envoyer en Guyane dimanche prochain, vous trouverez les billets d’avion à côté. Ce sont des billets aller, si vous n’êtes pas bon vous rentrez à la nage. »
Avez-vous hésité à partir ?
Ah non ! Cette aventure m’amusait beaucoup. J’y suis resté un an, puis j’y suis retourné quelques années plus tard, de 1992 à 1994, lorsque j’étais à France Info. C’était le moment où Christiane Taubira entrait en politique et se présentait aux élections législatives.
Entre mes deux séjours, la Guyane est un territoire qui a beaucoup changé. En 1986, je l’ai vécu comme un paradis, avec une liberté de vie et d’insouciance. Quand j’y suis revenu, il y avait les premières poussées d’insécurité et de violence. J’y ai appris beaucoup de choses, notamment à survivre en milieu hostile avec un environnement politique et syndical très dur.
RTL, Europe 1, France Inter, vous êtes passé par toutes les grandes radios généralistes…
J’ai passé treize ans à RTL, j’ai appris l’essentiel de mon métier là-bas. J’ai été reporter, présentateur, j’ai fait de l’interactivité avec les auditeurs, des entretiens politiques avec l’émission « Le Grand Jury ».
Quels reportages gardez-vous en mémoire ?
Hors politique : le meurtre de Sophie Toscan du Plantier en Irlande. Je n’imaginais pas qu’un endroit pareil, aussi étrange, puisse exister en Europe : un bout du monde sauvage, une sorte de désert battu par les vents. La maison était perdue au milieu de nulle part. Quel type de personnalité pouvait avoir envie de se retirer dans un tel endroit ? C’était très intriguant. Et puis il y avait un type qui rôdait dans le village et alpaguait les journalistes : Ian Bailey, celui qui sera peut-être jugé un jour en France.
Vous avez suivi la campagne présidentielle de 2002, l’élimination de Lionel Jospin et l’arrivée de Jean-Marie Le Pen au second tour, quel souvenir en gardez-vous ?
J’en garde beaucoup de leçons pour la suite. Désormais, quand on me demande des pronostics politiques je dis toujours que j’ai arrêté d’en faire depuis longtemps parce que je suis un grand brûlé de 2002.
A RTL, c’était devenu un running gag avec le chroniqueur Rémo Forlani, que j’aimais beaucoup. Quand il venait me voir, il disait à chaque fois : « Alors ? » Je lui répondais : « Je pense que Jospin va être élu. » Bon, je n’étais pas seul à le dire à l’époque. Mais ensuite il m’a charrié jusqu’à sa mort !
J’étais dans une position d’autant plus particulière que j’avais, les années auparavant, couvert de très près le Front national (FN). L’un de mes souvenirs politiques les plus intenses, c’est la scission du FN en 1998. Cela paraît démesuré avec le recul, mais au plus fort de la crise entre Jean-Marie Le Pen et Bruno Mégret, ma chefferie me disait : « Tu as un espace illimité. » C’était un séisme politique.
Ensuite, j’ai eu de plus en plus de mal à le couvrir parce qu’on considérait que le FN n’existait plus. Arrive la campagne de 2002 : le 21 avril, je suis en direct de l’Atelier de Jospin [son local de campagne]. Un quart d’heure après l’annonce du résultat, une moto m’emmène au FN. J’étais désigné pour suivre cet entre-deux-tours de folie puisque je connaissais ce parti. J’en ai fait un livre une année plus tard. Qu’est-ce qu’on n’a pas vu ? Que s’est-il passé ? Cela m’a énormément servi de vivre cette période à cause du travail que j’ai mené sur les sondeurs. Je suis plutôt aujourd’hui de ceux qui les défendent.
Pourquoi les défendez-vous toujours ?
Parce que je sais comment ils travaillent. La plupart d’entre eux ont une rigueur et sont souvent trahis par leurs commanditaires et l’interprétation que l’on fait de leurs études. Ce ne sont pas des prédictions. Il y a d’ailleurs quelques sondeurs qui, en 2002, disaient : attention, si on prolonge nos courbes, il peut se passer quelque chose. Quand Gérard Le Gall, chargé des sondages chez Jospin, prévient lors d’une réunion à l’Atelier que « statistiquement, il y a un risque », il se fait rembarrer, notamment par Jean-Marc Ayrault.
Daniel Cohn-Bendit, le seul homme politique avec lequel vous concédez être devenu ami, dit de vous que vous êtes un « workaholic ». Vrai ?
Oui et non. Oui à cause de mes activités à la radio le matin et à la télé le soir. Non parce qu’il est possible qu’aujourd’hui, si j’avais moins d’obligations, je parviendrai à me débrancher, à prendre un peu de distance et de recul vis-à-vis de l’actualité.
C’est-à-dire ? Vous avez parfois un sentiment de trop-plein ?
Oui, cela m’arrive. Pas du tout au point d’être lassé ou blasé mais il y a des jours où on a le sentiment d’avoir traité déjà quarante fois tel sujet, d’avoir déjà posé vingt fois telle question.
Ces horaires très matinaux, comment les vivez-vous ?
Il y a eu pire : mes premières matinales en titulaire, c’était à RFI en 1987. J’étais chargé du journal Afrique, le premier était à 4 heures du matin. Je me souviens de réveils à minuit et demi…
Cela n’a jamais été un problème ?
Non. Au contraire. J’ai toujours vécu cela comme une chance. Je peux me sentir flapi certains jours mais avoir des horaires décalés, plutôt que des journées de 8 heures à 19 heures, c’est formidable. Cela permet d’aller au ciné, de voir des gens.
Pourquoi avoir intégré l’émission « C à vous » sur France 5 ?
Je n’ai démarché personne. On est venu me chercher. Je trouvais cela amusant. Je m’y sens bien et cela me permet de côtoyer des artistes, des écrivains. Les interviews culturelles que je peux faire à France Inter sont d’ailleurs parmi celles qui me plaisent le plus.
Pourquoi ?
Parce que je place la création artistique au-dessus de tout le reste. Mes admirations vont d’abord aux créateurs, à ceux qui fabriquent de la musique, des films, de la littérature. Je n’arriverais jamais à considérer qu’il s’agit de produits comme les autres, qui peuvent être dénigrés en trois phrases, comme dans certaines émissions où on exécute des créateurs qui ont passé trois ans de leur vie à concevoir un film ou un album. Il ne faut pas être dans la flagornerie mais j’ai un immense respect pour eux.
Je suis heureux d’avoir réussi à imposer, malgré les doutes, une chronique musicale quotidienne dans la matinale de France Inter. Parmi les entretiens qui m’ont le plus marqué depuis six ans, il y a ceux avec les grands anciens : Piccoli, Trintignant, Rochefort, Deneuve, Godard. J’essaie d’être un passeur.
Vous connaissiez bien Cabu. Comment avez-vous vécu l’attentat contre « Charlie Hebdo » ?
[Un grand silence]… En 1995, j’animais « Les auditeurs ont la parole » sur RTL. A la rentrée 1996 j’ai arrêté pour refaire du reportage. Un jour, Cabu m’appelle à la radio : « On ne se connaît pas, je m’appelle Cabu, j’aimais bien vous écouter et je suis très surpris de ne plus vous entendre. Que s’est-il passé, on vous a viré ? » Je lui explique la situation. « On peut se voir ? », me demande-t-il. On s’est rencontré et on ne s’est jamais perdu de vue. On se voyait pour déjeuner ou écouter du jazz. Surtout, c’est lui qui m’a présenté Philippe Val.
En 2013 dans « C à vous », vous avez reproché à Frédéric Taddéi d’inviter des « cerveaux malades » (Tariq Ramadan, Dieudonné, Alain Soral, Marc-Antoine Nabe). Vous lui rediriez la même chose ?
Je le dirais sous une forme différente. Je n’avais pas préparé, ce n’était pas prémédité. J’ai été un peu piégé par l’ambiance de l’émission. Je voulais savoir s’il allait continuer à inviter tous ces affreux. Je ne mesurais pas à quel point son discours était rodé là-dessus : « J’invite tout le monde, je ne choisis pas. » Mais ça ne veut rien dire. L’essence de notre métier c’est de choisir.
Quelques mois plus tard, Dieudonné dit dans son spectacle : « Tu vois, quand je l’entends parler, Patrick Cohen, je me dis les chambres à gaz… Dommage ! »…
C’était une affaire pénible. Depuis, j’essaie de me protéger, de donner le moins possible prise à ce genre de vindictes ou de haine. L’ultra-connexion tous azimuts, cette horizontalité nous soumet à des commentaires venant de partout : c’est assez flippant et cela tient beaucoup à l’anonymat du Web.
Vous ne parlez jamais de vos origines…
J’ai vraiment grandi dans un creuset français, républicain, laïc et je suis attaché à ce que ce pays a réussi à faire avec des gens d’origine très diverses. Je suis le produit d’un vaste mélange avec deux grands-parents nés en Sicile, un autre au Maroc, où mes deux parents ont vécu. Si j’étais un homme politique je dirai peut-être que je suis un français de sang-mêlé. Mais je n’ai pas d’engagement public qui légitimerait que je mette cela en avant. Voilà, cette histoire me regarde.
Propos recueillis par Sandrine Blanchard
« Le 7/9 » de Patrick Cohen, du lundi au vendredi sur France Inter
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