Dans les monts Nuba, la guerre est saisonnière. Quand la pluie s’arrête, en général de novembre à mai, les bombes commencent à tomber. Dans le village de Tongoli, les maisonnettes en paille s’étalent sur le flanc des montagnes qui encerclent une vaste plaine. On l’appelle la vallée des bombes. En 2016, la campagne de bombardement a débuté peu avant Noël.

Le Kordofan du Sud et le Nil Bleu, deux provinces soudanaises situées à la lisière du Soudan du Sud, ont été oubliés par l’accord de paix de 2005, qui a abouti à la création du plus jeune Etat du monde en 2011. Pourtant, leurs populations s’étaient battues pendant plus de deux décennies aux côtés des rebelles sudistes du Mouvement de libération des peuples du Soudan (SPLA), qui gouvernent aujourd’hui à Juba, capitale du Soudan du Sud. A l’indépendance en 2011, lâchés par leurs frères d’armes, les rebelles du Kordofan du Sud et le Nil Bleu ont repris les armes et ont formé le Mouvement de libération des peuples du Soudan-Nord (SPLA-N), dont l’objectif est de libérer le Soudan du pouvoir actuel d’Omar Al-Béchir.

Le quartier général des rebelles est niché sous le contrefort d’une montagne. Le général Izzat Kuku Angelo, qui commande l’ensemble des combattants de la zone, explique se battre pour avoir « la capacité à pouvoir décider par nous-même, pour l’autonomie en quelque sorte ». Le général Angelo ne répond pas précisément à la question de savoir de combien d’hommes il dispose. « Suffisamment », lâche-t-il, pour empêcher l’armée soudanaise de reprendre pied dans les monts Nuba, qui s’étendent sur 50 000 kilomètres carrés, un territoire plus grand que la Suisse. Les observateurs internationaux estiment ses effectifs entre 7 000 et 12 000 combattants. Faute de pouvoir occuper le terrain, l’armée soudanaise bombarde donc par les airs.

Des terriers et des cavernes

A Tongoli, à proximité de la petite école, une dizaine de terriers sont creusés dans le sol. Des trous d’environ 1,50 mètre de profondeur, dans lesquels les enfants doivent se jeter, à 3 ou 4, dès qu’ils entendent un avion approcher. Cela permet surtout d’éviter les schrapnels, ces éclats d’obus propulsés à des centaines de mètres à la ronde, souvent plus dévastateurs encore que la bombe elle-même.

Les enfants des monts Nuba ont appris à reconnaître, à l’oreille, le type d’avion qui vient les bombarder. Le bourdonnement grave et régulier d’un moteur rime avec un bombardier Antonov, qui largue une centaine de kilos d’explosifs. Un sifflement dans l’air, c’est un chasseur russe Mig, qui reviendra traquer ses cibles en rase-mottes. Dans les deux cas, il faut courir. Mais les Mig, plus précis, sont la hantise des habitants. Hassan Saïd Koumi, militant des droits de l’homme pour l’organisation NHRMO (National Human Rights Monitors Organisation in South Kordofan), porte dans son sac à dos un grand cahier recensant tous les bombardements depuis 2011. « Quand vous parcourez la liste, vous voyez bien que l’aviation soudanaise a des cibles privilégiées. Ici, il n’y a pas de base des rebelles. Fin novembre, les premières bombes de la saison sèche sont tombées à 200 mètres d’un village ».

Infographie "Le Monde"

Depuis la reprise des hostilités en 2011, plus de 4 000 projectiles ont été lâchés sur les monts Nuba, selon le site d’information en ligne Nuba Reports, une des seules sources d’information alternative sur cette région enclavée et oubliée.

Les Nubas marginalisés

Marginalisés depuis des décennies, forts de plusieurs dizaines d’ethnies et d’une cinquantaine de langues, les Nubas ont toujours résisté à la politique d’arabisation et d’islamisation forcées voulue par Khartoum. Les Nubas sont noirs, à la frontière entre deux mondes, l’arabe et l’africain.

Les rebelles du SPLA-N expliquent défendre la diversité culturelle du Soudan et réclamer plus d’autonomie. Mais la guerre au Kordofan du Sud n’est pas une question de religion ou de couleur. Ou plutôt si, celle de l’or noir. Principal pourvoyeur de pétrole du pays, la région du Kordofan du Sud est vitale pour Khartoum, qui a déjà perdu une vaste partie de ses ressources pétrolifères lors de l’indépendance du Soudan du Sud en 2011.

Les pourparlers engagés entre les rebelles du SPLA-N et Khartoum sont au point mort depuis août 2016. Les rebelles font de l’accès humanitaire une condition préalable à toute discussion. Mais Khartoum continue d’interdire l’accès aux Monts Nuba à toute organisation, y compris humanitaire.

De multiples terriers sont creusés partout à Tongoli pour s'y refugier lors des bombardements | Anthony Fouchard / Le Monde

Pour les enfants, courir se réfugier dans des cavernes naturelles ou creusées dans les montagnes est devenu presque un jeu. Aïssata et ses frères viennent justement de s’élancer, courant à perdre haleine en direction des abris de granit. Elle raconte qu’ils y passent à chaque fois plusieurs heures. « Car les avions reviennent souvent une deuxième fois ».

Si Aïssata est déjà à la maison, c’est parce qu’un Antonov a survolé la vallée dans la matinée. Tout le monde a quitté l’école en hâte. Même si ici, le réseau téléphonique est erratique ou inexistant, la nouvelle se propage en quelques minutes.

De toute façon, Meryl, 34 ans, n’a plus quitté sa caverne depuis huit mois, date à laquelle elle a donné naissance à son troisième enfant dans la montagne, sous les bombardements. Traumatisée, elle a aménagé une petite alcôve dans la roche et préfère discuter ici, tapie dans la pénombre. Il faut se courber et avancer presque à tâtons jusqu’à buter contre le rebord d’un lit de bambous tressés. La caverne est profonde, un boyau part sur la gauche et sert de petite cuisine. Les braises d’un foyer rougeoient encore. Auparavant, elle vivait « dehors » pendant la saison des pluies, avant de retourner dans la montagne au début de la saison sèche. Dorénavant, elle ne sort plus. De faibles rayons de lumière se fraient un chemin jusqu’à son visage. Seuls les yeux brillants de curiosité de son nouveau-né brillent dans la pénombre.

En mars 2016, juste avant la saison des pluies, l’offensive de l’infanterie soudanaise, appuyée par des blindés et par l’aviation, a été rapide. Mardrès et Al-Azrak, deux villes importantes, ont été reprises aux rebelles du SPLA-N.

L’organisation de défense des droits de l’homme Human Rights Watch s’est rendue – clandestinement – début décembre dans la zone et accuse le gouvernement soudanais de « crimes de guerre ». Jonathan Pedneault, en charge du Soudan du Sud pour cette ONG, documente les bombardements et les violations des droits de l’homme ayant eu lieu entre 2014 et 2016. Il déplore « que tout au long du conflit et jusqu’à ce jour, les forces affiliées au gouvernement soudanais se sont employées à bombarder à l’aveugle des zones peuplées de civils, en les pilonnant à l’aide d’obus de mortiers ou en usant d’armes à sous-munitions ou de bombes traditionnelles lancées depuis des Antonov volant trop haut pour pouvoir cibler précisément. »

Au moins 300 civils sont morts sous les bombes depuis 2011. Plus d’un millier d’autres ont été blessés, selon un décompte réalisé par le Sudan Consortium (une coalition de près de 50 ONG mobilisées autour des crises au Darfour et dans le reste du Soudan) et de NHRMO. Des chiffres qui, selon l’organisation, restent très en deçà de la réalité, car ils ne « correspondent qu’aux allégations vérifiées par nos observateurs, qui ne sont pas présents sur toute l’étendue du territoire ».

Dans les monts Nubas : le sommaire

Notre reporter Anthony Fouchard, basé à Bamako, s’est rendu au Kordofan du Sud, au Soudan. Alors que les combats ont repris entre l’armée soudanaise et les rebelles du SPLA-N, les habitants vivent au rythme des bombardements. Ceux-ci font, tous les jours, de nouvelles victimes, dans ce conflit oublié par le reste du monde. En trois épisodes, plongée dans l’enfer des monts Nubas.

Prochain épisode : Al-Hadra, le marché des contrebandiers