Les cinq procès symboliques de la lutte, sans conviction, du Nigeria contre la corruption
Les cinq procès symboliques de la lutte, sans conviction, du Nigeria contre la corruption
Par Mélanie Gonzalez (contributrice Le Monde Afrique, Abuja)
Militaires, juges, anciens ministres et autres personnalités sont pris dans les mailles de la politique anticorruption menée par le gouvernement du président Muhammadu Buhari.
Muhammadu Buhari, le président du Nigeria. | Dan Kitwood / AP
Lors de son élection en 2015, le président nigérian Muhammadu Buhari avait annoncé une guerre féroce contre la corruption dans son pays. Le voici bientôt arrivé à la moitié de son mandat présidentiel, et de nombreuses personnalités de haut rang se sont retrouvées au cœur d’enquêtes judiciaires très médiatisées. Soupçonnées de corruption par le gouvernement actuel, traquées par les nombreuses agences anticorruption, ces personnalités, qui ont marqué les années de la présidence de Goodluck Jonathan (2010-2015), doivent désormais rendre des comptes à la justice.
Mais les Nigérians doutent, tant ces procès s’éternisent et s’embourbent parfois dans des ajournements sans fin. La guerre « sans pitié » et « acharnée » que le président Buhari avait promise se révèle sur le terrain en « combat sans conviction » pour bon nombre de Nigérians, soulignent les éditorialistes du quotidien Vanguard dans un bilan amer en début d’année.
Lorsque l’on interroge le gouvernement nigérian sur ses résultats en matière de lutte contre la corruption, il mentionne évasivement 200 condamnations prononcées en 2016, sans donner plus de détails. La communication est compliquée, paralysée par une bureaucratie peu transparente. Seuls les cas les plus médiatisés donnent un aperçu des avancées.
- Le juge de la cour suprême Sylvester Ngwuta
Sept magistrats ont été arrêtés à leur domicile en octobre 2016 dans une opération menée par la DSS, la police secrète nigériane. Parmi eux, Sylvester Ngwuta, 65 ans, qui exerçait ses fonctions de juge à Abuja au sein de la juridiction la plus élevée du pays, la Cour suprême. Son arrestation, la première du genre, est un signal fort lancé par les autorités. Cette nuit-là, la DSS indique avoir découvert « une fortune en liquide, en devises multiples, locales et internationales, ainsi que des biens immobiliers d’une valeur de plusieurs millions de nairas et des documents compromettants ».
Avec 16 chefs d’accusation qui pèsent contre lui, le magistrat Sylvester Ngwuta se retrouve en tête de liste dans cette affaire. Son procès a débuté le 21 novembre 2016 à la Haute cour fédérale d’Abuja. L’ancien juge doit répondre à des accusations de blanchissement d’argent, de possession de faux passeports et de fausse déclaration de patrimoine.
Après quelques ajournements, le procès a pu réellement débuter fin janvier 2017, avec l’audition du premier témoin, Nwaba Linus, entrepreneur en bâtiment. Ce dernier a révélé avoir reçu de la part du juge Ngwuta 313 millions de nairas (soit plus de 900 000 euros) afin de construire des propriétés. Les autorités gouvernementales affirment que les fonds proviennent de pots-de-vin. L’accusé, de son côté, maintient qu’il ne s’agit que de ses revenus personnels perçus en tant que juge et conférencier occasionnel. L’affaire a ensuite été ajournée au 9 mars 2017 pour l’audition d’un autre témoin.
- Le colonel Sambo Dasuki
Arrêté le 1er décembre 2015, l’ancien colonel de l’armée nigériane Sambo Dasuki, 62 ans, est soupçonné d’avoir détourné plus de 2 milliards de dollars originellement destinés à financer la lutte contre Boko Haram. Il aurait falsifié des commandes de matériels militaires. Du fait des sommes colossales qu’il engage, le dossier de ce militaire retraité et ex-conseiller à la sécurité nationale pour Goodluck Jonathan est devenu le cas le plus emblématique de la lutte contre la corruption.
L’argent détourné aurait servi à financer la dernière campagne électorale de l’ancien président Jonathan alors que le pays subissait les actes terroristes menés par le groupe djihadiste Boko Haram. L’enquête porte sur des contrats conclus entre 2007 et 2015. Sur 513 contrats étudiés par l’EFCC (Economic and Financial Crimes Commission), 53 se sont révélés « frauduleux » et Sambo Dasuki aurait « conclu des contrats fictifs et fantômes » pour un total de 2,1 milliards de dollars. Ces derniers « n’ont pas été exécutés, les équipements ne sont jamais parvenus à l’armée de l’air nigériane et ne figurent pas à son inventaire », indique l’EFCC.
Depuis son arrestation il y a plus d’un an, le colonel retraité est maintenu en détention, malgré une ordonnance de libération du tribunal de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) en octobre 2016. Mais les ordres sont ignorés par le gouvernement nigérian qui souhaite garder le militaire en détention « pour des raisons de sécurité. » Sambo Dasuki se dit « prêt pour un procès sur toutes ces allégations », afin de prouver aux Nigérians qu’il n’a « rien fait d’inapproprié ». Il se défend en invoquant le caractère secret de certains contrats.
Sa dernière audience le 24 janvier a été ajournée sans qu’il n’y ait eu une quelconque avancée. Les audiences doivent reprendre le 16 mars. Officiellement pour des raisons de sécurité, il est question que les témoins soient désormais protégés et le procès donc tenu « secret » à l’avenir. Les révélations potentielles au cours de ce procès pourraient salir bon nombre de personnes politiquement exposées.
- Le président du Sénat Bukola Saraki
L’affaire « Saraki » a connu plusieurs retards depuis que le procureur général a déposé l’accusation le 14 septembre 2015. Bukola Saraki, 54 ans, président du Sénat depuis juin 2015, est confronté à 18 chefs d’accusations pour fausses déclarations de patrimoine et évasion fiscale. « Les constatations montrent que l’accusé a abusé de ses fonctions alors qu’il était le gouverneur de l’Etat de Kwara. Il est impliqué dans divers actes de corruption en tant que gouverneur de l’Etat », a indiqué Peter Danladi, responsable au Bureau du code de conduite (CCB), une des agences nigérianes anticorruption.
Lorsqu’il était gouverneur de Kwara entre 2004 et 2011, Bukola Saraki aurait acquis plusieurs propriétés foncières à Lagos, Abuja et Londres, estimées au-delà de ses revenus légitimes. Il posséderait de nombreux comptes à l’étranger non déclarés. Quatre témoins sont attendus dans cette affaire, mais il a fallu une année entière pour interroger et contre-interroger le premier témoin, Michael Wetkas. Membre de l’équipe d’enquête de l’EFCC, ce dernier a fait l’inventaire des transactions suspectes effectuées par Bukola Saraki dans le cadre de l’achat de propriétés. Le deuxième témoin à charge, le banquier Amazu Nwachukwu, a pu être entendu pour la première fois le 17 janvier 2017. Le banquier a confirmé des transferts de plusieurs millions de dollars vers un compte à l’étranger.
Bukola Saraki, qui est membre de la coalition du Congrès progressiste qui a porté Muhammadu Buhari au pouvoir, pourrait être la preuve que la lutte contre la corruption ne connait pas de frontière politique. Mais les Nigérians n’ont pas oublié qu’il était encore membre du Parti démocratique populaire (PDP) il y a quelques années de cela et ils se demandent si son changement de parti n’est pas purement stratégique.
- L’ancienne ministre du pétrole Diezani Alison Madueke
Son arrestation à Londres en octobre 2015 avait marqué les esprits. Diezani Alison Madueke, 56 ans, ministre des ressources pétrolières entre 2010 et 2015, est accusée d’avoir siphonné la Société nationale du pétrole du Nigeria (NNPC) d’un montant total de plus de 153 millions de dollars. La majeure partie du butin – 115 millions de dollars – aurait été versée à la Commission électorale du Nigeria (INEC) pour tenter d’influencer le résultat de la présidentielle de 2015 en faveur du président sortant Goodluck Jonathan.
Dans sa chute, Diezani Alison Madueke a entraîné avec elle de hauts responsables, dont Gesila Khan qui est en charge de l’INEC dans l’Etat de Rivers, des cadres d’une compagnie pétrolière locale ainsi que le patron d’une banque commerciale, par qui ces pots-de-vin auraient transité. Les suspects ont été arrêtés, leurs comptes bancaires ont été gelés, a précisé l’EFCC. Fin janvier 2017, la Haute cour fédérale de Lagos a donné 14 jours à la défense de Diezani Alison Madueke pour prouver la légitimité de ces transactions, faute de quoi les fonds devront être restitués au gouvernement. La décision est attendue pour le 16 février 2017.
Ce n’est pas la première fois que Diezani Alison Madueke, internationalement connue comme la première femme à avoir été nommée à la tête de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP), est visée par des accusations de corruption. Elle figure notamment aux côtés de l’ancien président Goodluck Jonathan dans le dossier d’une enquête italienne. Tous deux sont soupçonnés d’avoir reçu des pots-de-vin afin de conclure un contrat de 1,3 milliard de dollars entre Eni, le géant pétrolier italien, et Shell, l’anglo-néerlandais, en avril 2011.
- L’ex-première dame Patience Jonathan
Dans cette guerre contre la corruption, Patience Jonathan, 59 ans, incarne la résistance. L’épouse de l’ancien président nigérian Goodluck Jonathan est soupçonnée d’avoir blanchi de l’argent dans une affaire impliquant Waripamowei Dudafa, l’ancien conseiller spécial du président Jonathan, chargé des affaires intérieures.
Quatre des comptes bancaires de Patience Jonathan ont été gelés en juillet 2016, soit une somme totale de 15 millions de dollars. Il ne s’agit-là que de la partie visible de l’iceberg pour l’EFCC qui aurait découvert plusieurs autres comptes suspects en lien avec l’ex-première dame, engageant cette fois-ci 175 millions de dollars.
Mais ce ne sont pas les soupçons de corruption qui pèsent sur elle qui font le plus de bruit, mais plutôt la défense tenace de l’ex-première dame. D’accusée, Patience Jonathan est passée à victime, et a attaqué l’EFCC en justice, réclamant 200 millions de dollars de dommages et intérêts pour le préjudice subi lors du gel de ses comptes. Ce procès, qui a commencé le 7 décembre 2016, a été ajourné jusqu’au 6 mars. Pendant ce temps-là, l’autre procès, celui où elle est l’accusée, reste en suspens.