« A Djibouti, la France doit sortir d’une vision uniquement sécuritaire »
« A Djibouti, la France doit sortir d’une vision uniquement sécuritaire »
Le petit Etat aux grandes ambitions est en pleine mutation. Ce n’est pas la France qui est l’initiatrice de ces changements mais la Chine, explique la chercheuse Sonia Le Gouriellec.
« Les Français, c’est fini ici », me lance un passant alors que je musarde dans le centre de Djibouti. Effectivement, en quelques mois le visage de Djibouti s’est transformé, et le « partenaire historique français » n’en est pas l’initiateur. Les inaugurations d’infrastructures se multiplient (voies de chemins de fer, ports, routes, aéroports, centres commerciaux, etc.) et le pays s’internationalise.
Djibouti semble vivre à un rythme nouveau, ou à « une nouvelle allure du temps », aurait dit l’historien Jules Michelet. Le lancement de la construction de la première base militaire chinoise en Afrique a concentré l’attention internationale sur ce petit État de la Corne de l’Afrique et les analystes s’inquiètent des relations à venir entre les différentes puissances, parfois rivales, sur ce petit bout de terre.
Rêve de devenir le « phare de la mer rouge »
La Chine, le Japon, les États-Unis, la France, l’Italie, l’Union européenne et bientôt l’Arabie saoudite y ont installé leurs troupes. Djibouti a bénéficié d’un contexte international favorable. La lutte contre le terrorisme, puis la piraterie dans le Golfe d’Aden, ont optimisé sa position géographique. Le petit État « capitalise » sur sa position géographique privilégiée, à l’entrée du détroit de Bab el-Mandeb, entre la mer Rouge et l’océan Indien. Il dispose d’une voie maritime où circulent près de 20 % des exportations mondiales, 10 % du transit pétrolier annuel, et une route importante pour la Chine puisque plus d’un milliard de dollars de marchandises y passent tous les jours pour rejoindre le marché européen. Cette actualité militaire semble renforcer le caractère de ville-garnison de Djibouti.
Pourtant, à l’ombre du « palmier en zinc », un autre jeu se déroule. Djibouti, sous le parrainage de la Chine, réalise son ambition : devenir un hub logistique et commercial, de la finance et des télécommunications. Le micro-Etat se rêve en « phare de la Mer rouge », en Singapour de l’Afrique. Comment la France peut-elle penser ce nouveau Djibouti et renouveler son partenariat avec un acteur aux ambitions régionales ?
Centre financier
Le mois de janvier 2017 restera le symbole des transformations en cours à Djibouti. Le 10, la gare de Nagad est inaugurée en grande pompe. Cent ans après la construction par les Français du chemin de fer reliant Addis-Abeba à la mer par Djibouti, la Chine permet aux Djiboutiens de se rapprocher de leur ambition de hub régional. Les Chinois de la CCECC (China Civil Engineering Construction Corporation) ont remplacé les Français, sous les tentes dressées devant l’immense gare. Les drapeaux qui flottent sont djiboutiens, éthiopiens et chinois : un triumvirat à la conquête de l’Afrique de l’Est.
A bord du nouveau train qui relie Addis-Abeba à Djibouti
Durée : 02:15
Tout le gouvernement s’est donné rendez-vous. Des députés sont également présents de même que les chefs traditionnels, les officiers, les entrepreneurs, ainsi que les partenaires étrangers venus fêter une ambition devenue réalité. Quelques jours plus tard, le président inaugure la pose de la première pierre de deux tours jumelles, de 23 étages, qui seront le futur siège de la compagnie d’ingénierie civile chinoise.
La même semaine a lieu une autre pose de pierre : celle de la nouvelle zone franche de 4 800 hectares, jouxtant la base chinoise et le nouveau port, en présence des représentants du Togo, de l’Azerbaïdjan ou encore d’Afrique du Sud. Cet événement est suivi de l’ouverture du siège de la Silkroad International Bank (ou Banque Internationale de la Soie). Cette banque d’investissement chinoise permettra de convertir le franc djiboutien (indexé sur le dollar) en yuan, ce qui facilitera les exportations et importations du triumvirat.
En effet, le secteur bancaire explose et le centre-ville de Djibouti se transforme en centre financier. À chaque évènement, le président djiboutien ne manque pas de remercier le partenaire chinois qui a su croire en Djibouti, quand d’autres leur reprocheraient une dette qui se creuse et une ambition démesurée.
Prendre des risques pour se développer
Comme beaucoup de petits États, Djibouti se révèle vulnérable économiquement. Le pays ne dispose pas de ressources naturelles, 80 % du PIB repose sur les services, le pays reste un importateur net, la pauvreté et le chômage sont endémiques. Pour devenir un hub, Djibouti est donc tributaire de partenariats et d’investissements étrangers. La mise en compétition des acteurs extérieurs est une véritable fenêtre d’opportunité stratégique. Mais pour le moment, la Chine détient le monopole.
En 2012, les Investissements Directs Etrangers (IDE) chinois sont à peu près équivalents au total du PIB du pays (environ 1 milliard pour 1,2 milliard de PIB). Et la Chine est aussi devenue le premier fournisseur de Djibouti. De même, le capital du port a été ouvert à la société China Merchants Holding International à hauteur de 23,5%. En quelques années la Chine a investi près de 14 milliards de dollars à Djibouti, dont une part de prêts. Le micro-Etat de la Corne de l’Afrique veut croire en son rêve et ses dirigeants le reconnaissent : ils n’ont pas le choix. Le développement du pays est une nécessité.
Vue du bord de mer à Tadjoura. | SIMON MAINA / AFP
Djibouti se trouve donc dans une phase importante de son histoire. Comme d’autres petits États marqués aussi par une vulnérabilité inhérente à leur taille, le pays doit prendre un risque pour se développer. Et les critiques apparaissent. Une partie des partenaires s’inquiètent des chiffres publiés l’année dernière par le Fonds monétaire international (FMI). La croissance est certes élevée – 6 % en 2014, et 7 % prévu entre 2015 et 2019 – mais elle est financée par les fortes dépenses publiques.
« Les Chinois nous ont rendu notre fierté »
L’endettement externe atteint des records : 50 % du PIB en 2014, 60 % en 2015 et 80 % en 2017. Djibouti se trouvera, à court terme, face au défi de la soutenabilité de cette dette. Pour les économistes djiboutiens, le risque doit être pris, quitte à revendre une partie des capitaux djiboutiens du train, par exemple, à des entreprises privées, si le poids de la dette est trop important. En 2019, Djibouti devra rembourser 50 millions de dollars par an, soit 12 % des recettes actuelles.
Le facteur psychologique joue un rôle important dans la rupture qui semble se créer entre nouveaux acteurs et acteurs dits traditionnels. En effet, dans leurs discours, les représentants djiboutiens ont pris l’habitude de saluer cette Chine qui « leur a fait confiance ».
« Les Chinois nous ont rendu notre fierté », se réjouit un interlocuteur djiboutien. Derrière ces marques de reconnaissance se cachent de lourds reproches. Si les partenaires occidentaux de Djibouti regardent avec un œil inquiet les risques encourus, les Djiboutiens se rappellent qu’en 2003, les mêmes n’avaient pas cru en leur projet d’extension du port international, qui fut finalement réalisé par les Dubaïotes. Or, la réussite du terminal à conteneurs de Doraleh les encourage à poursuivre dans cette voie et à prendre des risques.
Comment, dans ce contexte, la France peut-elle penser sa relation avec ce pays un temps surnommé « Djibouti, l’ignorée » ou « Djibouti, confetti de l’empire » ? Une mythologie fortement développée en France voit ce petit pays comme « hors du temps ».
Il est vrai que l’harassante chaleur et la consommation de khat plongent les populations dans une torpeur qui donne au touriste de passage un sentiment de suspension spatio-temporelle. Néanmoins, le développement de moyens de communications (câbles sous-marins) et de transport fait sortir cet espace de la périphérie du monde.
Le constat du philosophe Achille Mbembe est parfaitement pertinent dans ce contexte : « une autre géographie du monde est en train de se dessiner. Qu’on le veuille ou non, il n’existe plus de scène périphérique ».
La France, ce protecteur
Les Chinois reprennent la vision qui était celle de la France à la fin du XIXe siècle. Historiquement, le colonisateur français avait fait de Djibouti un port de transit pour les marchandises exportées ou importées par l’empire abyssin.
La « réémergence » de l’Éthiopie, prête à devenir un pays à revenu intermédiaire d’ici 2025, accroît le dynamisme de Djibouti, unique point d’accès développé à la mer. Pour penser ce Djibouti-là, la France doit résolument sortir d’une vision uniquement sécuritaire qui est celle qui a motivé son implantation sur ce territoire, depuis son indépendance en 1977. A cette date, la France avait déployé sa plus grosse opération aéronavale depuis la seconde guerre mondiale afin de protéger le territoire des velléités d’annexion de ses voisins éthiopiens et somaliens.
La base militaire française à Djibouti. | CARL DE SOUZA / AFP
La France a conservé cette image de protecteur du pays dont les autres partenaires ne bénéficient pas. Ainsi lors de la renégociation des accords de défense, de tous les pays du continent, Djibouti est le seul à conserver une clause de sécurité. Mais ce n’est plus seulement la sécurité qui préoccupe Djibouti mais bel et bien le développement et un essor économique basé sur un multilatéralisme de circonstance.
La France ne peut se résoudre à penser l’Afrique comme un tout et ne débattre que des problèmes migratoires, de développement, de violences ou de crises pseudo-essentialistes. L’Afrique est diverse et la France doit désenclaver sa vision et penser plus globalement. Derrière Djibouti, il faut avoir à l’esprit un marché économique de près de 500 millions d’habitants (la COMESA : Marché commun de l’Afrique orientale et australe). L’ambition du triumvirat est d’exporter des marchandises assemblées à Djibouti sans barrière tarifaire, vers toute l’Afrique de l’Est et australe et, à tarifs préférentiels, vers l’Europe. Or, cette partie du continent est devenue un impensé de l’action extérieure de la France.
Certes, la France n’a pas la capacité d’égaler la force de frappe économique et la vitesse de la Chine (les projets sont lancés quelques semaines après leur annonce) mais elle a d’autres atouts. L’aide au développement, la promotion de la francophonie, l’éducation, doivent s’accompagner d’une politique dynamique et inventive. La France est réputée pour ses formations et peut proposer un partenariat pour former des jeunes djiboutiens aux métiers de la logistique, des transports ou des finances. Nos entreprises en pointe dans le domaine du développement durable constituent également une force.
La France a fait le choix de l’Union européenne comme relais de puissance, mais ses partenaires attendent encore d’elle qu’elle soit aussi une force de proposition. Pour ne pas perdre du terrain, la France doit s’appuyer sur sa capacité d’attirer, qui fonde sa puissance. Certes, le dynamisme régional n’est pas exempt de critiques, à la fois sur la dette et sur la gouvernance, mais les lectures manichéennes ne conduisent qu’à des analyses biaisées. La poursuite des intérêts économiques et commerciaux n’a pas à être dissociée de la promotion des valeurs de la France dans le monde. Les accélérations de l’histoire dessinent sans conteste un avant et un après, à la France de définir le rôle qu’elle souhaite jouer dans ce petit bout de terre, porte d’une Afrique de l’Est en pleine émergence.
Sonia Le Gouriellec, chercheure associée au LIPHA (Laboratoire Interdisciplinaire d’Etudes du Politique Hannah Arendt de Paris Est)