S’il était né un jour plus tôt, le fils de Ronald Odhiambo Bola serait peut-être toujours en vie. « Notre enfant, John, a vu le jour le 5 décembre 2016. Le jour même où les médecins de tout le pays se sont mis en grève, dit-il sobrement, le regard triste. Ronald a donné rendez-vous dans un hôtel vieillissant de la banlieue de Nairobi. C’était notre premier bébé. On a vite vu qu’il n’allait pas bien. Son ventre était très gonflé et dilaté, la peau toute tirée. Il souffrait. On osait à peine pas le toucher. »

Au Kenya, des médecins en grève sont dispersés par la police
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Ronald et sa femme Mapenzi font le tour des hôpitaux publics. Pas de docteurs en vue. « On a dû aller dans une clinique privée. On a payé pour les radios et les consultations. Les médecins nous ont dit que les voies urinaires et les reins de John étaient complètement bloqués. Pour le guérir, il fallait une opération simple mais qui coûtait 250 000 shillings [2 300 euros]. »

Le salaire de Ronald, employé de banque de 32 ans, est de 165 euros. Impossible de payer. « Les semaines passaient. L’état du bébé empirait. Le 14 février, John était dans un état critique. Il n’arrivait plus à respirer. J’ai couru à l’hôpital public. Les infirmières nous ont dit qu’il fallait opérer en urgence… mais aucun docteur n’était là pour le faire ! Plusieurs pleuraient. Elles ont appelé les médecins pour les supplier de venir. Mais aucun n’est venu. » Ronald baisse les yeux. Il fixe le soda qu’il a commandé, les bulles s’échappent. « J’ai vu mon fils mourir. On n’a rien pu rien faire. »

Son histoire tragique est loin d’être isolée. Depuis près de trois mois, la grève des médecins du secteur public a laissé plusieurs millions de Kényans sans aucun moyen d’être soignés. Personne n’ose encore chiffrer le nombre de morts, victimes de cet interminable et crucial mouvement social. Les experts évoquent déjà des centaines de morts, voire plusieurs milliers.

Infirmières désespérées

L’objet du conflit : un accord, signé en 2013 entre le gouvernement et l’Union des praticiens médicaux, pharmaciens et dentistes du Kenya (KMPDU). Ce document prévoyait une rénovation complète des hôpitaux et une amélioration des conditions de travail pour les médecins du public, qui gagnent entre 320 euros et 1 000 euros de salaire de base pour des semaines atteignant parfois cent heures de travail, selon la KMPDU.

L’accord signé en 2013 prévoyait de multiplier par deux ou trois cette grille de misère, mais il n’a jamais été mis en œuvre. Le système de santé kényan, longtemps considéré comme l’un des moins mauvais du continent, est aujourd’hui sous-financé, mal géré et rongé par la corruption : en 2016, un rapport de l’auditeur général a démontré que l’équivalent de 45 millions d’euros avait été détourné par les plus hauts dirigeants du ministère de la santé.

Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), le pays compte à peine un médecin pour 10 000 habitants – quand l’OMS en recommande dix fois plus –, dont les trois quarts travaillent dans le privé à des prix inabordables pour la quasi-totalité de la population. Depuis le début de la grève, les docteurs ont publié sur les réseaux sociaux des récits apocalyptiques de leur labeur quotidien. Sur Twitter, ils ont partagé leurs récits macabres d’opérations menées à mains nues, s’éclairant à la lueur d’un smartphone pour cause de panne de générateur ; d’infirmières désespérées à la recherche de sang ou d’oxygène pour sauver un patient ; de salles de soins putrides où s’entassent les ordures et où les termites dégringolent du plafond.

A Nairobi, l’Hôpital National Kenyatta (HNK) accueille normalement des patients de toute l’Afrique centrale et orientale. Mais, depuis trois mois, KNH est vide. Dans les couloirs de ce gigantesque donjon de béton aux allures de forteresse, les brancards prennent la poussière. Les urgences sont dépeuplées. A la maternité, on conseille aux femmes d’aller accoucher ailleurs. « L’hôpital fonctionne à 25 % de sa capacité. Impossible de pratiquer une chirurgie sans les docteurs », glisse une infirmière au visage fatigué. Dans une petite salle dorment des fauteuils poussiéreux et des pieds à perfusion. « C’est là qu’on pratique les chimiothérapies, explique Moses Osani, jeune employé de l’Association contre le cancer du Kenya, qui vient en aide aux malades. C’est l’une des seules du pays pour le public. Le seul espoir pour les 40 000 patients qui contractent un cancer chaque année dans le pays. »

Herbes « miraculeuses »

Et les patients, que sont-ils devenus ? « On les a renvoyés chez eux. Ils attendent à la maison, sans suivi médical. On ne sait pas ce qu’ils deviennent », frissonne M. Osani. Quelques-uns se tournent vers le chamanisme ou les herbes dites « miraculeuses ». D’autres tentent leur chance dans les hôpitaux privés les moins onéreux. Mais, là aussi, la situation se détériore. Submergés par le nombre de patients, on y refuse déjà du monde. Plusieurs se sont aussi mis en grève. « Nos salaires sont à peine plus élevés que ceux du public !, se justifie Fred Kairithia, obstétricien à l’hôpital privé Kijabe, à 60 km de Nairobi, où l’on a aussi arrêté le travail. C’est tout le système de santé qui s’est effondré », admet-il.

Le 30 janvier 2017, à Nairobi, manifestation des médecins et des infirmières, en grève depuis début décembre 2016, pour demander une hausse des salaires au gouvernement. | KEVIN MIDIGO/AFP

A quand la fin du conflit ? « Nous sommes solidaires des patients, jure Ouma Oluga, secrétaire général de la KMPDU. Mais nous ne lâcherons pas. Car cette lutte, nous la menons pour que tous puissent avoir un système de santé de qualité. » Or l’accord de 2013 est aujourd’hui qualifié d’« illégal » par le gouvernement. Ce dernier, qui refuse de céder dans ce bras de fer, a déjà menacé de licencier les grévistes ou d’embaucher des médecins indiens afin de remplacer les fortes têtes. Sous pression, la justice est allée jusqu’à condamner, mi-février, sept leaders syndicaux à de la prison, avant de les relâcher.

En attendant, les Kényans souffrent en silence. Du moins pour l’instant. « Les docteurs sont aussi responsables que le gouvernement ! On est arrivés à un point où il faut que quelqu’un vienne aider ceux qui souffrent ! », enrage Ronald. Pour lui, le cauchemar n’est pas fini : avec 800 euros de frais médicaux à rembourser, le couple a été obligé de quitter son appartement pour emménager dans un bidonville. « Je ne sais pas si nous aurons des enfants à nouveau », soupire-t-il.