La lutte contre le trafic de cornes de rhinocéros fait s’effondrer le marché de l’art
La lutte contre le trafic de cornes de rhinocéros fait s’effondrer le marché de l’art
Par Roxana Azimi
Le durcissement de la réglementation chinoise a stoppé l’escalade des enchères de Sotheby’s et Christie’s. Les cornes sculptées étaient parfois réduites en poudre pour la consommation asiatique.
Ne parlez pas à Philippe Delalande de la législation sur le commerce des cornes de rhinocéros. Cet expert respecté en arts asiatiques voit rouge. « Je suis 100 % d’accord pour protéger les rhinocéros, mais les mesures d’ordre écologique ne font pas sens pour les objets des XVIIe ou XVIIIe siècles, s’énerve-t-il. Ce serait comme interdire des christs en ivoire de la Renaissance. »
La Chine ne l’entend pas de cette oreille. Depuis janvier 2012, elle a suspendu la vente et l’importation des cornes sous quelque forme que ce soit, y compris les objets d’art anciens. Chinois et Vietnamiens, qui prêtent aux cornes de rhinocéros de vertus curatives et aphrodisiaques, sont les principaux destinataires de ce trafic qui menace la survie de ces mammifères. Les chiffres font froid dans le dos : près de quatre rhinocéros sont tués chaque jour en Afrique. Rien qu’en Afrique du Sud, le bilan s’élève à 595 sujets abattus au premier semestre 2015.
Un cours divisé par trois ou quatre
La nouvelle réglementation chinoise n’a pas endigué le braconnage. Elle a en revanche stoppé net l’escalade des prix des cornes sculptées entre les XVIIe et XIXe siècles, très prisées de la cour impériale. En 2010, deux ans avant les restrictions chinoises, une corne en forme de barque avait franchi la barre des 3 millions de dollars (2,8 millions d’euros) chez Christie’s. Deux ans plus tard, les cinq cornes confiées à Sotheby’s par Douglas Huber ont rapporté à peine 300 000 dollars. Une bagatelle par rapport au million de dollars qu’on lui avait fait miroiter. Echaudé, Sotheby’s, comme sa rivale Christie’s, ont décidé de ne plus toucher aux objets sculptés en corne de rhinocéros. Leur cours a depuis été divisé par trois ou quatre. « Des gens qui avaient acheté des pièces n’ont pas pu les exporter. Ils ont fini par ne pas les payer ou exiger d’être remboursés », se souvient Philippe Delalande.
Cette coupe libatoire en corne de rhinocéros sculptée, provenant de la dynastie Qing a été vendue 76 200 euros en juin 2015 par Artcurial. | Artcurial
Si l’ardeur pour les œuvres d’art a été freinée, la demande pour la poudre de rhinocéros, elle, n’a pas décru. Le kilo se négocie entre 50 000 et 60 000 dollars. « C’est plus cher que l’or ou la cocaïne », constate Werner Gowitzke, spécialiste de criminalité à l’office européen de police Europol. Pour trouver les cornes, tout est bon, jusqu’au braquage des musées d’histoire naturelle. D’après l’ONG Traffic, qui surveille le commerce de la faune et de la flore, soixante-cinq cornes ont été volées dans des musées sud-africains entre 2002 et 2010, quarante-six entre 2009 et 2011 ailleurs dans le monde. En 2011, le Muséum de Rouen s’est fait dérober une corne de huit kilos datant de 1830. La même année, le Muséum de Blois s’est fait subtiliser une tête de rhinocéros naturalisée d’une centaine de kilos. Toujours en 2011, mais cette fois dans la catégorie des objets d’art et non des cornes brutes, un gang a volé une coupe sculptée en rhinocéros chez Piasa, une maison de ventes basée à Paris.
A la différence de Sotheby’s et Christie’s, les sociétés de vente françaises, ainsi que Bonhams en Grande-Bretagne, n’ont pas cessé de vendre des cornes brutes ou travaillées, importées dans l’Union européenne avant 1975 ou 1977, selon les espèces. Elles se contentent de préciser au catalogue et oralement au moment de la vacation que, « conformément à la législation en vigueur, aucun document d’exportation ni permis CITES [Convention sur le commerce international de faune et de flore en danger] ne sera délivré » pour les lots en question. Selon un spécialiste, les destinataires des cornes brutes vendues aux enchères seraient « des amateurs de trophées de chasse, des faussaires qui veulent les sculpter en les faisant passer pour des objets anciens ou des apothicaires qui voudraient les réduire en poudre ».
« La poudre n’a pas d’odeur »
Quid des cornes sculptées ? Les acheteurs sont pour la plupart des Chinois résidant en France ou en Grande-Bretagne. Quant aux acheteurs de Chine continentale, ils auraient disparu des radars faute de pouvoir importer leurs acquisitions. Sauf, peut-être, à acheter à bas prix des objets pour les réduire en poudre. « Soyons logiques ! réplique Philippe Delalande, agacé. Si les gens achètent une corne sculptée de 400 grammes pour 160 000 à 400 000 euros, ce n’est certainement pas pour la réduire en poudre alors que le kilo de poudre vaut entre 50 000 et 70 000 dollars. C’est du pur fantasme ! » Un raisonnement qui vaut pour les objets de haute qualité, mais guère pour les pièces moyennes. En 2012, Artcurial a vendu une corne du XIXe siècle sculptée de 1,9 kg pour 51 000 euros. Dans la même vente, une autre corne travaillée de 2,2 kg a plafonné à 36 681 euros. A ces prix, certains pourraient être tentés de les broyer - et l’ont sans doute fait. Europol n’a pas répertorié de cas d’objet d’art réduit en poudre, mais souligne qu’il est presque impossible de remonter à une corne sculptée à partir d’une saisie de poudre, sauf à prendre le broyeur sur le fait. « La poudre se cache facilement dans les valises, ça n’a pas d’odeur contrairement aux drogues, admet Werner Gowitzke. Et les gens qui sont pris la main dans le sac atterrissent rarement en prison, ils n’ont souvent que des amendes. »
Après le prix des cornes sculptées sur le marché de l’art, celui de la poudre pourrait chuter lui aussi. C’est du moins l’espoir du juge sud-africain, qui, en novembre 2015, a levé le moratoire sur la vente des cornes de rhinocéros. Cet arrêt, réclamé par les éleveurs de rhinocéros, est sensé faire baisser le braconnage en encourageant un marché légal où la quantité de cornes disponible diminuerait la valeur de la poudre. Les associations de défense des animaux ne partagent pas cet optimisme. Comme dans le cas du trafic d’ivoire, elles considèrent que seul le tarissement de la demande et donc l’interdiction de tout commerce pourra sauver ces mammifères de l’extinction. La décision de l’Afrique du sud est, pour elles, un mauvais signal alors que Johannesburg accueillera en 2016 la conférence de la CITES où la légalisation du commerce mondial des cornes de rhinocéros devrait une nouvelle fois être débattue.