Tommy François (de dos, à gauche) et son équipe lors d’un repérage sur le plateau amazonien. | Ubisoft

« Pour tout dire, ça me désole un peu. Mon travail est d’aller à la rencontre des gens, et au fond de moi ça m’inquiète, car c’est important qu’on puisse continuer à le faire correctement. » La voix de Tommy François est toute penaude au bout du fil. C’est tout son travail – « faire des mondes » en jeu vidéo – qui a été indirectement visé par le gouvernement bolivien.

Les ministres des affaires étrangères et de l’intérieur, Fernando Huanacuni et Carlos Romero, ont convoqué le 1er mars l’ambassadeur français en Bolivie pour lui remettre une lettre destinée à Ubisoft, dont le jeu Ghost Recon Wildlands est sorti ce jeudi. « Nous nous réservons le droit de faire usage de toutes les actions légales » contre ce jeu, qui présente la Bolivie « comme un pays de “narcos” », a déclaré le ministre de l’intérieur à l’issue de cet entretien.

« Je ne vais pas dire que je suis surpris, ce n’est pas la première fois que cela arrive dans le jeu vidéo, et je peux comprendre la réaction par rapport à l’image du pays et aux conséquences sur le tourisme. Dans un monde idéal, j’aimerais n’offusquer personne, mais ça reste une œuvre de fiction et j’aimerais que les gens fassent la part des choses, soupire Tommy François. Cela ira mieux quand ils verront le travail monstrueux que l’on a mis à retranscrire le monde. »

Un poste unique dans l’industrie

A 43 ans, ce Franco-Américain à la voix pincée et aux coiffures excentriques n’est pas tout à fait un professionnel du jeu vidéo comme les autres. Son métier ne consiste pas à rester scotché à des lignes de code derrière un écran, mais à aider Ubisoft à documenter les univers que l’éditeur français retranscrit dans ses jeux mondes. Il apporte le surplus d’âme et de crédibilité à des superproductions qui peuvent dépasser la centaine de millions d’euros de budget. « Dans un jeu vidéo, il faut être quatre cents pour construire un monde. Cinquante, ça ne suffit pas. Il faut rencontrer des gens, des visages, partager », explique-t-il.

Tommy François, ici à gauche, s’entoure de chercheurs et journalistes pour documenter les jeux d’Ubisoft. | Ubisoft

Sous ses ordres, entre cinquante et quatre-vingt spécialistes aux profils hétéroclites – réalisateurs, photographes, chercheurs, journalistes – lui-même est un ancien de la chaîne Game One - tous portés sur la documentation et le reportage de terrain. « C’est quelque chose qui me vient de Disney, je l’ai compris en regardant les making of du Roi lion. Mais bien sûr ! Quand tu fais une œuvre comme ça, il faut aller sur place », expliquait-il à Pixels lors d’une rencontre dans les locaux d’Ubisoft en septembre dernier.

Le poste de Tommy François a longtemps été unique dans le monde du jeu vidéo. La plupart des autres éditeurs se contentent souvent de travailler à partir de sources indirectes : banque de photos, sites Web, livres... Exemple : le célèbre niveau de Tchernobyl dans Call of Duty : Modern Warfare. « Pour connaître les gens qui ont fait ce niveau, je sais qu’ils n’y sont pas allés, ils ont travaillé uniquement sur de la doc. Tout ça, c’est du décor. » Il fait la différence : avant de travailler chez Ubisoft, Tommy François a été journaliste. Tchernobyl, il y est allé. « Tu peux passer trois ans sur Wikipédia, tu ne me raconteras pas les dix secondes de l’arrivée à l’aéroport, à sentir des odeurs différentes, à voir des couleurs différentes, des voitures différentes, etc. »

Immersion chez les narcos

Pour le jeu vidéo Ghost Recon : Wildlands, qui a été conçu depuis Montreuil, il est parti durant une dizaine de jours avec neuf hommes en Bolivie, répartis en deux équipes qui ont suivi un itinéraire différent. L’un était centré sur la drogue et l’action des militaires, et suivait les routes de l’Amazonie avec les Gajas ; l’autre était plus anthropologique, ponctué de rencontres avec les peuples indigènes et de découverte de leur mythologie, sur le plateau amazonien.

Une des deux équipes d’Ubisoft a été incorporée pendant une journée et une nuit avec les forces armées boliviennes. | Ubisoft

Ce double voyage a permis de monter un documentaire, de publier un recueil de photographies à usage interne, ainsi que de remplir le « Wikipédia de l’ombre » que se partagent les développeurs. « Le diable est dans les détails », prévient-il. Exemple : dans la réalité, les contrôles les policiers des stupéfiants boliviens pour démanteler les laboratoires ne se concentrent pas sur la cocaïne elle-même, mais sur ses 27 composants chimiques, car ils prennent plus de place à bouger, a-t-il appris au cours de ce périple. Et de raconter une anecdote de voyage.

« Là on est sur la route de la mort et au kilomètre 24, un mec me dit “ah il y a un ami à vous” ; et il me montre une maison. Je me demande ce que c’est, et j’apprends que Klaus Barbie s’était caché là autrefois. Alors primo, ce n’est pas un copain à nous, et deuxio, comment tu trouves cette info sur Wikipédia ? Rien ne remplace le contact. »

Eviter les contre-sens, retranscrire les détails, comprendre les structures sociales, ou tout simplement casser les préjugés, ce sont les objectifs qu’il met en avant :

« Quand je vais en Bolivie parler aux Boliviens, je réalise que la cocaïne, c’est pas juste un truc d’Amérique du Sud, c’est aussi une forme de colonialisme pour les petits cons blancs dans les boîtes de nuit de Miami et de Paris qui s’en mettent plein le nez. Alors qu’en Bolivie, avant d’être une drogue récréative, la coca, on en met dans le café, cela sert d’offrande dans la religion, on l’utilise contre le mal des montagnes... Rien n’est blanc ou noir. »

En Bolivie, Tommy François ont documenté non seulement le traffic de cocaïne - ce qui a déclenché l’ire des autorités - mais aussi la société et ses traditions. | Ubisoft

Traduire la réalité en systèmes

Aujourd’hui, son bureau est à son image. A l’entrée de l’open space du siège créatif d’Ubisoft à Montreuil, en plein passage, ouvert à toutes les allées et venues. Un bureau non conventionnel, à hauteur de buste et sans chaise, à la manière des comptoirs de café – « les derniers hubs sociaux », glisse-t-il avec malice. Ce n’est pas tant que l’homme est ouvert sur le monde – binational, il l’est de nature – c’est que son appétit de rencontre et de connaissance est palpable.

L’homme a suivi des études de mathématiques appliquées et sciences sociales option géographie, une formation en journalisme, « et enfin le plus important, l’école de la vie ». Il affiche une envie de dépasser le cadre classique des jeux vidéo, celui du simple divertissement. « J’ai deux enfants, mon objectif, c’est que lorsqu’ils auront passé trois cents heures dans un jeu, ils en ressortent plus intelligents. » Sa fixette : rendre compte de la complexité des systèmes politiques, religieux, économiques, pour faire des toiles de fond crédibles et qui s’insèrent dans un système de jeu global cohérent.

Tommy François à son bureau - hauteur comptoir - devant ses différents reportages pour Ubisoft. | Ubisoft

Il donne l’exemple du jeu GTA V :

« Les routes empruntées par les camions qui passent influent sur le cours de la bourse. Il y a deux grandes entreprises dans l’univers du jeu, et si on fait exploser un camion, l’une d’elles n’est plus ravitaillée, le cours de l’action de l’autre explose. Un système influe sur un autre. C’est du génie. »

Mais pour cela, connaître le monde et ses rouages est indispensable, et il faut avoir les moyens de le documenter.

C’est, jure-t-il, la raison qui l’a fait rester à Ubisoft depuis plus de dix ans, alors qu’il avait toujours eu la bougeotte professionnelle, et n’aimait pas la production de l’éditeur. « Quand je suis arrivé, on passait du Prince of Persia [à l’esthétique] 1001 nuits à Warrior Within, rockn’ roll, dark et burné. Je trouvais ça vulgaire, je leur ai dit. » Mais Serge Hascoët, le directeur créatif, est sensible à son approche, et Yves Guillemot, prêt à lui donner les moyens de la réaliser. « Le héros de Yves, c’est Ghandi. Il pense que le jeu vidéo est une forme d’apprentissage de demain, et je suis d’accord. »

« Tous les joueurs sont égoïstes »

Désormais chantre du « cadre créatif exceptionnel d’Ubisoft », il a des mots très durs pour Vivendi, lancé depuis octobre 2015 dans une opération de prise de contrôle progressive d’Ubisoft, quand Le Monde l’interroge sur le sujet en automne dernier :

« C’est comme ces agents d’artistes au cinéma qui ne comprennent pas que dans la créa, ce qu’il faut, c’est qu’il y ait une rencontre d’amour entre plusieurs créatifs, un accord qui soit proche d’un mariage. Sinon, c’est le divorce, et un gros caca-prout qui sort en salles. »

On lui objecterait volontiers que les jeux Ubisoft ne brillent pas toujours pas la finesse de leur scénario ni la subtilité de leurs thématiques. Pour des œuvres inspirées de Ghandi, elles prennent encore souvent la forme de jeux d’action violents déconseillés aux moins de 18 ans. Lui-même est conscient du décalage qui existe entre ses aspirations et les attentes des joueurs.

« Si on faisait un film, ce serait L’or pour les braves, parce que tous les joueurs sont égoïstes comme le sont les personnages, ils veulent de l’or à titre personnel, ils sont en dehors du contexte géopolitique. Et ce n’est pas grave. » Trop occupé à jouer au dernier Zelda, « une claque, un jeu qui nous rend humbles », il n’a pas encore eu le temps de regarder en détail les réactions des joueurs à Ghost Recon Wildlands. Il sait qu’en général, ces derniers apprécient les graphismes. Il guette le moment où les plus observateurs relèveront son sens du détail.

Ubisoft